L’aide au développement ce n’est pas forcément faire le bien, c’est avant tout transmettre l’idée de ce qu’est le bien.

L’aide au développement est une version revisitée du colonialisme. Le colonialisme ne consistait pas (ou pas uniquement) à aller chercher des richesses (matérielles ou humaines) dans des contrées sous-développées. Il y avait une intention d’éducation, d’évangélisation. Ces bonnes âmes (enfin, une fois qu’on avait pris la décision de leur reconnaître une âme) ne pouvant rester dans l’ignorance des vérités de l’évangile (et plus largement de la société moderne, et de la morale occidentale). Le capitalisme a maintenant pris la place de la religion, l’économie de marché et le profit étant les évangiles d’aujourd’hui (la croissance et le progrès étant sacralisés, voir S. Latouche). Il n’y a là aucun jugement moral sur le colonialisme, est-ce qu’il serait bien ou mal d’avoir une politique et une action de type colonialiste, seulement un rapprochement entre une pratique historique (le colonialisme) et une pratique contemporaine (l’aide au développement).

Les projets d’aide au développement économique semblent assez naturellement être des appels à une conversion à la doctrine capitaliste et abonder dans ce sens que l’aide au développement serait le nouveau visage du colonialisme. L’aide au développement éducatif peut elle paraître comme une voie originale dans ce paysage. Mais pourtant, que veut-on réellement apporter aux personnes des pays sous-développés à part mieux les préparer à un monde capitaliste ? Soutenir que l’école est une bonne chose (idée de bien) à tout moment en tout lieu du monde est un raccourci d’une idéologie selon laquelle l’école est un bien absolu. Or rien qu’en France on voit comment cette idéologie se fissure, entre les tendances d’école à la maison, toutes les pédagogies alternatives – Steiner, Freinet, Montessori, … – (alternatives à quoi ? A l’école républicaine, à l’école telle qu’on la pense depuis des décennies avec un maître et des élèves sur les bancs, à une école qui forme des travailleurs ?), les “écoles démocratiques”, … Pourquoi donc penser que cette idéologie qui est fortement remise en question chez nous serait bonne ailleurs ?

Il y a là effectivement une présupposition plus ou moins cachée que le modèle occidental est bon (c’est le bien), ou tout au moins sur certains sujets, à savoir ceux qu’on veut transmettre et apporter à ces pays. Il s’agit généralement de compétences techniques, d’argent, de connaissances, mais en fait c’est un modèle de société qui fait de ces éléments des valeurs désirables que l’on transmet (ou tout au moins l’on promeut). On ne peut pas diffuser une pratique de la société occidentale en espérant l’isoler de l’ensemble dans lequel elle baigne. C’est donc le débat entre universalisme et relativisme qui pointe son nez, et dont on sait comment il peut déchaîner les passions. Mais il convient d’une part de garder peut être ces passions pour les sujets les plus sensibles (atteintes d’humains à l’intégrité humaine par exemple) et d’autre part de reconnaître que dans l’aide au développement il y a une vision universaliste qui s’instancie dans des projets concrets et matériels, qui sont porteurs d’une universalité de valeurs qui dépasse le simple cadre du projet.

Or dans l’aide au développement on s’adresse à des sociétés qui ont construit un équilibre dans des milieux très fragiles, un équilibre extrêmement instable donc. Et on se permet de bousculer cet équilibre, ou plutôt de vouloir rééquilibrer quelque chose qu’on voit en déséquilibre du fait d’une rencontre douloureuse avec la modernité. Ce faisant on participe de la fragilisation de ces sociétés, en introduisant de la complexité, de la dépendance à quelque chose d’extérieur (pas dans l’idée qu’ils deviennent dépendants de leurs aidants, mais on crée une ouverture, des échanges, on introduit du nouveau venant de l’extérieur, qui ne peut pas complètement être produit au sein de cette société) et surtout en accélérant leur introduction dans le système capitaliste.

Ne vaudrait-il pas mieux chercher un moyen d’accroître la résilience de ces sociétés, et donc de les encourager à perpétuer leur mode de vie séculaire ? Valoriser une société pour ce qu’elle a su créer : un système stable dans un environnement contraint. Cette idée étant par exemple avancée dans le rapport 2019 de l’IPBES de l’ONU sur la biodiversité et le rôle des peuples autochtones dans la préservation de l’environnement.

Sur ce sujet, le livre de Helena Norberg, “Ancient futures, learning from Ladakh” propose de au moins se poser la question avant d’agir. Et plutôt que d’enrober tout projet d’aide au développement d’un vocabulaire bien-pensant complètement vidé de son sens, il vaudrait mieux prendre le temps (ou plutôt prendre le risque) d’étudier pourquoi cette action serait bonne pour les personnes concernées. Ce n’est pas simple, car par exemple soutenir une école ne peut pas être pris comme un bien en soi pour les raisons présentées ci-dessus. Cette complexité a bien des vertus, et va dans le sens de ne jamais faire l’économie de l’explication.

Que le capitalisme (mondialisé) perçoive comme une aberration ces modes de vie, qu’il le leur fasse ressentir, qu’il absorbe tout dans son “spectacle” (G. Debord), ne signifie pas que nous devions céder à ce tourbillon, et plus encore l’encourager. Il est évident que la première étape de conquête d’un territoire par le capitalisme est de se rendre désirable, de créer l’envie et pour finir la nécessité.

Le capitalisme est efficace quand il met en oeuvre les moyens d’obtenir le consentement des dominés à leur domination, et que ceux s’y font même du zèle pour asseoir leur domination. Ce consentement étant essentiellement le produit d’un système organisant les affects (F. Lordon) et non pas la volonté d’un individu se décidant à la “servitude volontaire”. 

Que des personnes éduquées (c’est à dire conscientes de cette fabrique du consentement par le système capitaliste) vivant dans des pays riches participent à l’aide au développement me semble être d’une certaine façon un stade encore plus avancé de consentement, car il consiste à faire le prosélytisme du consentement. 

Quelques éléments de réflexions sur la persistance et le renouvellement constant de cette idéologie de l’aide au développement. Tout d’abord il y a tellement de formes dans l’aide au développement que d’un bord à l’autre on se traite de traître et on se méprise réciproquement. Entre les projets de développement industriel (pilotés par exemple par l’agence française de développement), les projets éducatifs, le parrainage d’enfants, les chantiers de construction, etc. il y a au fond des approches de l’aide au développement qui sont extrêmement éloignées entre elles, au point que certaines sont finalement plus voisines d’une idéologie contre l’aide au développement qu’elles ne le sont d’autres approches de l’aide au développement.

Il y a aussi une volonté d’agir. La complexité du monde faisant qu’on ne sait pas toujours comment agir pour “faire le bien”, avec l’aide au développement de personnes sous-développées on vise une action a priori pure, idéale. 

Pas loin derrière cette volonté d’agir peut se cacher une forme de culpabilité. Que ce soit par la piste de la culpabilité judéo-chrétienne ou par celle d’une philosophie morale du jugement (les deux cultivant des liens étroits), il y a du “mal” dans le monde et il est de notre devoir en tant que dominant de faire le “bien”.

En conclusion, l’aide au développement cela ne va pas de soi, ça se discute. Et si l’on est dans une philosophie morale du bien et du mal (ce qui n’est pas confortable tous les jours), il n’y a rien de pire que faire le mal en voulant faire le bien.

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