C’est par notre travail que nous exerçons notre action principale de transformation du monde.

Il y a donc une dimension politique du travail.

Pour changer le monde, acheter bio ou changer de boulot ?

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La catastrophe écologique et climatique va entraîner des changements sociétaux qui seront soit choisis, en vue de limiter l’ampleur de la crise et ses effets destructeurs sur la société, soit subis, sans que nous puissions faire valoir ce à quoi nous tenons le plus.

Mais comment contribuer individuellement à ces changements de société ?
Comment agir ? 

Si on est de celles et ceux qui pensent que changer le monde ne consiste pas seulement à glisser un bulletin de vote dans une urne tous les 5 ans, alors on peut grossièrement différencier deux types d’actions :

  • l’engagement politique et le militantisme d’une part
  • la politique du colibri et les “petits gestes” d’autre part

D’un côté l’action collective, de l’autre l’action individuelle. Des deux côtés, un changement qui se fait de façon directe ou indirecte :

  • Directe : pour le côté collectif ce serait par exemple faire des lois, et pour le côté individuel ce serait réduire son empreinte carbone
  • Indirecte : pour le côté collectif ce serait de provoquer une prise de conscience générale, et pour le côté individuel il s’agit de convaincre ses amis par la vertu de l’exemple

Quand on évoque les “petits gestes”, il vient généralement à l’esprit de réduire ou modifier sa consommation individuelle.
Réduire. Depuis la quantité d’eau utilisée sous sa douche jusqu’au nombre de vols en avions. 
Modifier. En commençant par son alimentation, plus bio, plus locale, et jusqu’à l’origine de son électricité, plus verte, plus citoyenne. 

La consommation est ainsi promue au rang des actions politiques. Nous serions des consomm’acteurs, dont les choix de consommation ont autant de poids que les choix électoraux.

Il y a bien quelques critiques de la consomm’action au motif qu’elle contribue à une sur-responsabilisation des individus au profit d’un désengagement du pouvoir politique, ou qu’elle alimente l’esprit consumériste, lui même jugé comme une des causes principales de la crise écologique.
Reste que la consomm’action est une voie privilégiée de mise en oeuvre de changements individuels, encouragée par un discours marketing qui s’est approprié ce phénomène Colibri.

Pour contribuer à changer le monde, on aurait donc le choix entre s’engager dans une action politique collective et pratiquer la politique individuelle du “consomm’acteur”.

Dans ce partage il y a un grand oublié : le travail. Le travail entendu ici comme l’activité qui procure un revenu permettant la consommation.

Le travail est un moyen individuel puissant de transformation du monde. Choisir de changer le monde par son travail plutôt que par sa consommation c’est en un sens faire preuve de radicalité, car c’est s’intéresser à la racine de l’économie : la production. C’est par le travail qu’on crée la “valeur ajoutée”, en amont du cycle économique. Les choix de consommation, en aval de la chaîne, n’opèrent que comme des sélecteurs entre des “valeurs ajoutées” générées par d’autres.

Pour consommer “éthique et responsable” il faut bien que quelqu’un ait travaillé à produire “éthique et responsable”.

Changer le monde par sa consommation revient à déléguer à d’autres la tâche de changer le monde par leur travail.

La consommation est passive, elle est même destructrice au sens étymologique. On ne crée rien en consommant. On ne produit aucun changement direct. 

Le travail est une activité de création. Qu’elle soit modeste, majeure, inutile, utile, néfaste, réparatrice, …. c’est une activité de transformation du monde. Sans compter qu’il est l’activité à laquelle nous donnons une grande partie de notre temps et de notre énergie, pour laquelle on a développé des compétences spécifiques, on s’est formé.

En terme d’efficacité de l’action politique, le travail est donc loin devant la consommation.

Quels sont les freins à l’éthique du travail ?

Si le travail possède un tel pouvoir de transformation sociétale, un tel pouvoir politique, comment se fait-il qu’il ne soit pas plus souvent exercé en pratique ? 
Pourquoi les personnes qui parviennent à aligner la finalité de leur travail avec leur éthique de la transition sont-elles si rares ?
Pourquoi le consomm’acteur a-t-il le vent en poupe alors que devenir un travaill’acteur semble inaccessible ?

La raison principale réside dans le verrouillage imposé par le système économique actuel : les métiers qui contribuent à accélérer la crise écologique (le “business as usual”) sont en général mieux valorisés que ceux visant à l’atténuer ou à inventer un modèle de transition qui tienne compte des limites physiques du monde (c’est à dire le fait qu’“il n’y a pas de planète B”).

En effet, l’économie repose encore en grande partie sur le consumérisme (encouragement de la consommation), le productivisme (encouragement de l’augmentation de la productivité) et donc l’extractivisme (encouragement de l’extraction et de la consommation de ressources naturelles).

Dit autrement, il est plus rémunérateur et moins fatiguant physiquement de travailler dans le marketing et la publicité de gadgets technologiques énergivores que de travailler dans le maraîchage bio. 

La pure rationalité économique, c’est à dire le fait de chercher à maximiser la richesse obtenue par rapport à l’effort fourni, encouragerait donc plutôt à s’engager dans des activités contraires à la transition. 

Exercer le pouvoir politique de son travail au profit de la transition impose donc de renoncer à la pure rationalité économique. Mettre en oeuvre ce changement sociétal par son travail, signifie qu’on va devoir travailler plus pour gagner moins. 

Travailler selon son éthique implique de refuser de parvenir.

Voilà le frein réel, objectif, tangible, et primordial qui vient limiter l’exercice du pouvoir politique par son travail, et qui explique que ce pouvoir ne soit pas plus largement partagé parmi les travailleuses et les travailleurs. Refuser de parvenir est un acte de résistance qui implique de se mettre en marge de la société. C’est donc un frein tellement puissant, qui requiert une force motrice si grande pour être dépassé, que nombreuses sont les personnes qui ont tout simplement renoncé à travailler selon leur éthique. 

Et pour justifier ce renoncement individuel, les difficultés objectives sont souvent exagérées et absolutisées au travers de fausses croyances qui viennent serrer encore un peu plus le frein, pour s’assurer que rien ne bouge.

Le monde du travail devient alors le règne de la fatalité, toute possibilité de choix éthique ayant été définitivement écartée.

Renoncer à ses principes moraux au prétexte que le système l’impose et qu’il n’y a pas d’alternative présente le risque évident de laisser s’instaurer un régime bureaucratique, dont on sait qu’il peut conduire à une forme de banalisation du mal. Avant d’en arriver là, il y a quelques fausses croyances à dévoiler qui viennent consolider ce régime bureaucratique.

Quelles sont les fausses croyances qui viennent conforter ce renoncement

La neutralité du travail 

Une idée courante est la neutralité de son travail par rapports aux changements sociétaux qui seraient à mettre en oeuvre : « mon travail ne contribue pas comme je le souhaiterais à changer le monde, mais il ne nuit pas”. Cette idée de neutralité peut être réelle mais elle est souvent le résultat d’une ambivalence essentielle à de nombreuses activités, qui peuvent d’un certain point de vue être considérées comme contribuant à la transition écologique, même de façon très indirecte, et d’un autre point de vue comme ayant au contraire pour effet d’accélérer et d’amplifier la crise écologique : produire des voitures qui consomment moins d’essence permet de réduire les émissions de gaz à effet de serre, mais par effet rebond les conducteurs auront tendance à faire plus de kilomètres qu’auparavant si bien que le bilan ne sera pas forcément positif. Comme il est difficile de faire le bilan des conséquences, on considère qu’il y a neutralité.

Sans tomber dans un pure utilitarisme qui consisterait à ne considérer comme éthique que des activités contribuant directement à la transition écologique (excluant par exemple de ce fait toutes les pratiques artistiques…), il convient de questionner cette idée de neutralité du travail.
En admettant qu’un travail soit effectivement neutre (quoique bien souvent, analyser un peu plus en profondeur les conséquences de cette activité fait pencher cette neutralité d’un côté ou d’un autre) mettre sa créativité au service de cette neutralité c’est ne pas la mettre au service d’un travail qui serait conforme à son éthique. C’est un renoncement.

Avoir une action soi-disant neutre par son travail c’est renoncer à exercer une action qui soit positive.

L’armée de réserve de travailleurs derrière chaque poste de travail

Un autre fausse croyance qui permet d’éviter le changement, c’est l’idée qu’il y aurait une armée de réserve derrière chaque poste de travail : « si je ne fais pas ce travail, de toute façon quelqu’un d’autre le fera”. Sans se lancer dans une analyse économique, cet argument revient grosso modo à dire que pour entraîner une baisse du transport aérien, ça ne sert à rien de ne pas prendre l’avion soi-même, car l’avion qu’on s’apprêtait à prendre décollera de toute façon, qu’on monte à bord ou non. Ou encore, si l’on pense qu’il faut diminuer la quantité de viande consommée globalement, il ne servirait à rien de limiter sa propre consommation, car la viande qu’on mange est déjà morte. On voit bien la limitation et le caractère absurde de l’argument.

Heureusement il y a des effets d’entraînements entre individus. Heureusement les petits ruisseaux font les grandes rivières. Et heureusement qu’agir en aval finit par se répercuter  en amont. 

Ce qui est vrai pour la consommation l’est aussi pour le travail. Si les travailleurs se détournent des activités contraires à la transition, alors la pression négative de ces activités sur la planète diminuera. Commençons par faire déserter les personnes les plus compétentes et ne restera qu’une armée incompétente pour ces activités. 

Donc plus vous êtes compétente et efficace pour un travail dont vous jugez qu’il ne contribue pas à la transition, plus le fait d’exercer un travail plus éthique aura un effet important, car cette compétence utilisée à des fins négatives ne pourra pas être remplacée.

J’ai plus d’impact par ma consommation éthique que par mon travail

Enfin, une autre fausse croyance qui a la vie dure consiste à penser que son impact individuel par sa consommation est supérieur à celui par son travail. Une fois qu’on a dit d’une part que son travail était neutre, et d’autre part que même s’il n’est pas tout à fait neutre de toute façon si on ne le fait pas quelqu’un d’autre le fera, alors on va trouver une vertu à ce renoncement à l’éthique du travail.

Pour changer le monde il faut consommer responsable, et consommer responsable ça demande de l’argent, et donc il faut un travail rémunérateur quitte à ce que sa finalité n’aille pas dans le sens du changement sociétal que l’on souhaite voir advenir.

L’idée de changer le monde par sa consommation plutôt que par son travail est donc essentiellement une construction pour masquer la difficulté réelle, le refus de parvenir.

Comment renouer avec l’éthique au travail ?

Même en se délestant de ces fausses croyances, aligner son travail avec son éthique de la transition écologique semble encore l’apanage des plus intrépides.
Exercer un travail éthique paraît être un privilège réservé à celles et ceux qui ont justement renoncé aux privilèges matériels que procure le renoncement à son éthique. 
Comment donner aux travailleurs et travailleuses les moyens pratiques de renouer avec leur éthique ? 
Comment peut-on changer dans son travail si l’on pense ne pas appartenir à cette élite aventureuse

Une possibilité consiste à partir explorer ses talents, à développer sa sensibilité, libérer sa créativité et sortir d’un rapport au travail (entre autres choses) qui soit purement rationnel. A l’issue de cette exploration, il y a fort à parier que l’éthique dans son travail soit devenue une absolue nécessité et que les changements n’aient plus besoin que d’un petit coup de pouce pour s’amorcer. C’est ce que proposent de nombreux coachs professionnels au travers de parcours visant à trouver sa voie, son chemin de vie, etc.

Une autre possibilité, qui n’est pas exclusive mais plutôt complémentaire, consiste à s’appesantir encore un peu du côté des fausses croyances, des contradictions et des incohérences qu’on s’impose pour déminer tout ce qui peut l’être et pour se mouvoir avec plus d’aisance. 

La fameuse question du sens du travail est généralement associée à l’épanouissement personnel dans son travail. On peut par exemple penser qu’un travail “stimulant intellectuellement” permet de trouver du sens dans son travail. C’est un raccourci abusif, le sens du travail étant en réalité nourri par la finalité de son travail, par sa dimension politique. Chercher du sens dans son travail  c’est chercher à ce que son travail soit une action politique. Si l’on ressent une souffrance dans son travail, prenons conscience qu’elle puisse être l’effet du refoulement de cette pensée douloureuse, cette petite voix intérieur qui nous rappelle qu’on agit par son travail de façon contraire à son éthique et qu’on cherche à étouffer. Accepter que la cause de la souffrance puisse effectivement être là, dans ce manque d’éthique au travail, c’est rendre visible cette notion qu’on aurait sinon tendance à oublier.

On parle de “dissonance cognitive” quand les incohérences entre son éthique et la finalité de son travail sont trop fortes. Qui n’a pas croisé par exemple à Toulouse, la ville de l’aéronautique, un ingénieur ou une ingénieure employée d’Airbus soucieuse du nombre de ses déplacements personnels en avion ? Comment ne pas trouver paradoxal de manifester pour le climat le samedi en demandant des mesures politiques pour réduire le trafic aérien et d’aller travailler le lundi matin à l’optimisation de la chaîne d’assemblage de l’A320 ? Mettre ces  incohérences en lumière, plutôt que de les justifier ou de les résorber par un excès de militantisme, c’est donner la possibilité de les discuter, c’est découvrir qu’elles sont partagées, et c’est donc au fond initier une action collective

Et quand on s’est enfin débarrassé de ses fausses croyances et qu’on a mis à jour ses contradictions, comment agir ?
Il est possible de mettre en oeuvre la politique du colibri, appliquée au travail et non plus à la consommation. Effectuer des petits pas de côté. Les plus petits pas possibles mais qui permettent d’enclencher un mouvement, un changement. La petite réduction du temps de travail. Le petit congé sans solde. La petite réorientation de son poste. La petite candidature dans une entreprise plus compatible avec la transition écologique. La petite démission. La petite reconversion. Autant de petites actions individuelles mais qui ont une puissance décuplée par effet levier : le bras de levier provient de ce qu’elles agissent en amont de la chaîne de production, et la force exercée est notre créativité.


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