Le Pas de la Case, ville-supermarché d’altitude, emplie de « super » et d’ « hyper » market, est un symptôme de la déraison actuelle, une marque de  l’hypocrisie du temps, et un exemple particulièrement sournois de la posture d’imposteur à laquelle nous semblons devoir nous soumettre.

Si le capitalisme et la marchandisation font marcher le monde sur la tête, le Pas de la Case lui fait carrément marcher le capitalisme sur la tête.

Du fait d’une organisation de l’Etat particulière (dont j’ignore totalement les rouages, ce qui ne nuit en rien à l’observation des phénomènes aberrants qui en découlent), les taxes à la consommation sont beaucoup plus faibles en Andorre qu’en France. Dès lors, acheter une même marchandise en Andorre plutôt qu’en France présente un intérêt évident pour les consommateurs français, qui doivent s’acquitter d’un prix inférieur. C’est particulièrement vrai pour le tabac, l’alcool et les carburants. C’était le cas auparavant pour les produits électroniques, mais il semblerait que les achats en ligne aient contribué à faire baisser les prix de telle façon que les commerçant andorrans ne peuvent au mieux que s’aligner sur les prix sur Internet.

Prenons la mesure du phénomène en observant les flux de marchandise. Tout d’abord des camions qui chargent des marchandises, au port de Barcelone, Bordeaux, ou dans quelque centre logistique isolé en plaine. Ces marchandises parcourent alors quelques centaines de kilomètres, dont une cinquantaine sur route de montagne, pour rejoindre leur lieu de vente, situé à 2000m d’altitude. Les consommateurs souhaitant s’acheter un paquet de cigarette ou une bouteille d’alcool peu taxée vont alors prendre leur véhicule, parcourir la même centaine de kilomètre, pour finir par se hisser eux aussi à 2000m d’altitude, bravant qui les routes enneigées, qui les embouteillages. Alors seulement le consommateur peut acheter une marchandise identique à celle qu’il aurait trouvé à côté de chez lui (quoique certains disent que les cigarettes andorranes ont une saveur différente de celles françaises) mais moins chère. Le camion redescend ensuite dans la vallée, à vide, car l’Andorre n’a pas de production à exporter. Le consommateur suit le même parcours avec son véhicule, à plein, mais pas trop car la douane veille sur le respect des quantités maximales tolérées.

Ce manège a lieu suffisamment fréquemment pour justifier des aménagement de voirie important, une “deux fois deux voies” qu’on voudrait continue depuis Toulouse-la “métropole rose” jusqu’à la porte du supermarché d’altitude.

La perversion de ce phénomène tient à ce que le consommateur est tout à fait consentant, car il peut acheter moins cher certains biens qu’il désire, et il a donc l’impression de faire une très bonne affaire. Qu’au final le bilan financier soit en sa faveur reste à vérifier dans chaque cas, mais nombre d’habitués ont fait leur calcul, de telle façon qu’à la fin l’opération leur semble rentable, et si ce n’était pas le cas, ce serait au moins une occasion de prendre l’air à moindre coût.

Certains, qui n’ont pas de véhicules ou qui bénéficient de la gratuité des transports en région, font le trajet en train, aussi régulièrement que le leur impose leur consommation, ou leur petit commerce entre amis. On voit ainsi dans le train de nombreuses personnes s’arrêter à l’Hospitalet près l’Andorre, et finir en auto-stop, pour aller se ravitailler au Pas.

Les externalités négatives de ce phénomène du Pas sont nombreuses. C’est une sorte de métaphore de la société de marchandisation dont les travers seraient exacerbés :

  • Le consommateur consentant, et même enthousiaste, à l’idée d’aller passer du temps dans sa voiture, bloqué dans les bouchons
  • Un va et vient de marchandise, obligeant les transporteurs (qui sont peut être la partie la moins enthousiaste dans l’opération) et les consommateurs à parcourir des centaines de kilomètres, pour se donner rendez-vous à 2000m d’altitude. Et alors que ce déplacement supplémentaire devrait faire augmenter le prix, et diminuer la rentabilité de l’opération pour le consommateur, c’est l’inverse qui se produit. Les marchandises sont moins chères et le consommateur a l’impression de faire une bonne affaire.
  • Pour forcer encore le caractère ironique, les litres de carburant brûlés dans l’opération ont bien souvent eux même étaient montés à 2000m d’altitude par des camions citernes, car les consommateurs cherchant à rentabiliser leur voyage essaient de faire le plein au Pas de la Case, car l’essence y est moins taxée
  • La dépense énergétique engendrée par ces multiples déplacements n’a aucune utilité, et vient contredire toute injonction à réduire individuellement sa consommation énergétique. Mais comme le Pas de la Case est un phénomène contrôlé et organisé par l’Etat, c’est comme si cette dépense énergétique supplémentaire avait l’aval de l’Etat, revêtait un caractère exceptionnel, et sortait donc du giron des dépenses visées par les politiques d’économie d’énergie. On va faire ses courses en Andorre pour raison d’Etat.
  • Les camions avaient tendance à se renverser sur certains virages de la N20, il a fallu faire quelques aménagements
  • Les bouchons devenant une réelle nuisance, quand les consommateurs coïncident avec les skieurs ou à l’approche des fêtes et en particulier du nouvel an dont on imagine réduire le coût en allant chercher l’alcool nécessaire aux réjouissances au Pas, le phénomène aurait pu s’auto-réguler (politique du pire qu’on ne souhaite pas pour les habitants de la vallée ou les pratiquants de la montagne). A la place on a fini par prolonger la “deux fois deux voies”, et il ne reste que quelques portions en voie simple. S’en suit un évident effet d’aubaine, voire effet rebond et les embouteillages n’ont jamais cessé d’augmenter.
  • Le phénomène est régulé par la douane. Un jeu de cache-cache infantilisant se déroule entre les douaniers et les consommateurs. Les douaniers peuvent arrêter et fouiller n’importe quel véhicule, allant jusqu’à démonter l’habitacle s’ils ont une présomption. Il faut noter que ces douaniers sont des fonctionnaires de l’Etat (français) qui subit un manque à gagner sur les taxes sur la consommation, et doit payer ces douaniers pour limiter ce manque à gagner. Cela signifie qu’il y a un équilibre à trouver entre le coût du contrôle et son bénéfice. Cela rend d’autant plus ridicule ce jeu de douanier-contrebandier, qui est encadré de façon tout à fait rationnelle par l’Etat, les protagonistes se retrouvant obligés malgré eux de jouer ce jeu alors qu’ils aspireraient certainement  à d’autres activités.
  • La presse fait même état de certains consommateurs préférant franchir la frontière à pied, coupant à travers les montagnes. Si l’affaire s’est éventée, c’est que les consommateurs ont rencontré les douaniers…

Donc en résumé on paye des personnes (les transporteurs) pour monter des marchandises en camion à 2000m d’altitude. D’autres personnes (les consommateurs) font le même parcours en voiture, si nombreuses qu’elles saturent la circulation sur les routes, pour aller récupérer ces même marchandises, mais en petite quantité car il leur est interdit d’en prendre trop. D’ailleurs un jeu de douanier-contrebandier est organisé, dans lequel les personnes jouant le rôle des douaniers sont payées pour vérifier que les contrebandiers ne trichent pas au jeu. Au final les marchandises sont redescendues sur leur lieu de consommation, qui se trouve être à proximité à la fois du lieu d’habitation des transporteurs (qui sont sans doute à l’occasion aussi consommateurs) et du lieu de chargement initial (mais éloigné du lieu de production, ceci étant une autre histoire).

Ce phénomène apparaît dans l’ensemble comme un jeu ridicule auquel tous semblent obligés de se prêter avec allégresse. Du temps et de l’énergie utilisés au déroulement de ce jeu, on ne dit rien, comme si il y avait un caractère nécessaire, une fatalité tellement profondément acceptée qu’elle en devient perçue comme une aubaine, une bonne affaire.

Si l’on fait abstraction de la question du bien fondé de la consommation de tabac et d’alcool et que l’on accepte ceci comme un fait, un “pas de côté” permet aisément d’imaginer quelques petites modifications ici et là dans le phénomène Pas de la Case, qui en modifierait profondément l’essence. Imaginons par exemple que les transporteurs déposent les marchandises dans les lieux habituels d’achats des consommateurs (bureaux de tabacs, épiceries). Il faudrait envisager un échelon de transport intermédiaire, mais les modifications de nature de moyens de transports ne changent rien au raisonnement. Avec le temps restant sur leurs tournées, les transporteurs pourraient assurer un service de transport de personne (plutôt dans des bus que dans des camions tout de même), à destination du Pas de La case. Ce service serait quasiment gratuit, car par rapport au fonctionnement actuel le temps travaillé et les kilomètres parcourus seraient les mêmes. Les consommateurs pourraient aller acheter les marchandises à côté de chez eux, au même prix qu’ils le font actuellement en Andorre, mais on leur demanderait pour cela de s’acquitter d’une taxe “comme-en-Andorre” d’un montant équivalent à ce qu’ils dépenseraient en transport s’ils devaient aller en Andorre avec leur propre véhicule. Ils pourraient par ailleurs s’ils le souhaitent emprunter le service de transport de personne quasiment gratuit vers le Pas de La Case, ce site étant reconverti en un centre d’interprétation de la montagne, dont les douaniers seraient par exemple les médiateurs en environnement naturel. Une partie de la taxe “comme-en-Andorre” servirait à subventionner la reconversion des actuels vendeurs Andorrans en gardiens de refuge, éleveurs de haute montagne, conteurs, musiciens, guide de montagne, etc.

En avant pour la reconversion du supermarché d’altitude en lieu de culture de la montagne !

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