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Le vieil homme était mort. « Il souhaitait la mort, me dit Ugge.
– Mais de quoi est-il mort ? Demandai-je. Il est mort de froid ? »
Ugge secoua la tête. « Quand un être humain désire renoncer à sa vie, parce qu’elle lui semble plus pesante que la mort, ou s’il souhaite mourir, repu de jours et dans un instant heureux, alors il est bon qu’il s’allonge et se laisse mourir.
– Ça ne peut pas être aussi simple que ça », répondis-je.


J’ai envie de parler de la mort. Ce n’est pas un sujet facile. Et rien dans mon expérience qui ne viendrait me rendre la tâche plus aisée. Comment pourrais-je commenter l’issue du match alors que je n’en suis qu’à la mi-temps, statistiquement parlant. Je ne pas plus m’appuyer sur mon expérience quotidienne ; je ne suis pas médecin légiste, ambulancier, ni employé des pompes funèbres.

Me voilà donc a priori bien mal outillé pour dire quoique ce soit de pertinent de ce sujet. En particulier en comparaison de notre nouvel expert national en la matière, André Comte Sponville, qui semble avoir une idée toute à fait nette et claire de la valeur de la vie et de quand il convient d’en accueillir le terme. Il y a même eu un échange par tribune interposée avec Jean-Pierre Dupuy, où celui-ci tentait de modérer les ardeurs euthanasiques de Comte Sponville, en soulignant la position de critique radicale de la modernité depuis laquelle lui s’exprimait, Dupuy, car rappelait-il, il avait contribué (il y a tout de même fort longtemps, mais il semblait qu’il ne doive cette fois pas y avoir prescription) aux côtés du vénérable Ivan Illich, à fustiger la médecine moderne, et le rapport mortifère à la vie qu’elle induisait.

Malgré tout cela, c’est à dire malgré ce manque de prédisposition a priori, et malgré cette concurrence imposante, je m’autorise à parler de la mort, pour au moins trois raisons.

La première est que j’ai tout même régulièrement, et depuis fort longtemps, quelques échanges avec moi-même sur le sujet. A priori, rien d’original là non plus. Disons que cela me différencie de celles que la question n’aurait jamais effleuré (de façon consciente).

La seconde raison, qui pourrait paraître non recevable, mais qui me rend finalement l’exercice nécessaire, est que je n’aime pas Comte Sponville. Or étant donné que je suis globalement en accord avec ses conclusions sur ce qu’est la vie par rapport à la mort, je me dois de développer mon argumentation, afin d’expliciter ce qui diffère dans mon point de vue. La position de Comte-Sponville se veut neutre politiquement, une forme de réflexion « purement » philosophique. Alors qu’elle embarque en réalité avec elle une idéologie libérale (à prendre ici sans ambiguïté dans le sens philosophique et le sens économique). Ma position se veut délibérément située politiquement, comme une critique du libéralisme, car elle prend appui sur des fondements qui d’une part ignorent tout du libéralisme, et d’autre part sont dénigrés par le libéralisme. Cette question de la position politique de ce rapport n’étant pas adressée ici explicitement, sauf dans le mot de conclusion.

Enfin, la dernière raison est que je ne vais pas parler moi-même de la mort, mais que je vais rapporter ce que d’autres personnes en disent. Il s’agit de deux histoires, qui parlent de la mort, du rapport à la mort, et que j’ai découvertes il y a quelques semaines seulement, à quelques jours d’intervalles seulement l’une de l’autre.

Si ces histoires qui interrogent le rapport à la mort ont, à ce moment là particulièrement, retenu mon attention, c’est sans doute parce qu’on entend beaucoup parler ces temps-ci d’une cause de mort naturelle, qui structure notre société, organise notre monde, façonne nos existences, et dont l’âge moyen des victimes est de 84 ans, supérieur donc à l’espérance de vie à la naissance.

Imaqa le vieil inuit

La première histoire est celle de Imaqa. Elle est est racontée par Jorn Riel dans le deuxième volume de son recueil « Une vie de racontars », publié en 1991. Jorn Riel est danois, il a passé 16 ans de sa vie au Groënland. Il raconte dans ces nouvelles, avec une simplicité et un humour désarçonnants, ses impressions et ce qu’il a ressenti durant sa vie parmi les inuits. On y découvre tout à la fois la pensée animiste de ces peuples, leurs aptitudes développées pour vivre dans ce milieu hostile, qui paraissent tout bonnement surnaturelles, et l’effet que ces découvertes peuvent produire dans l’esprit d’un jeune danois aventureux.

C’est un livre que je lis aux enfants. Ils sont passionnés par ces histoires incroyables, et peuvent raconter précisément les images qu’elles font naître dans leur esprit. J’avais moi-même découvert cet auteur par hasard à la fin de l’adolescence. Et je ne vois pas, là, autour de moi, ce que je pourrais leur lire qui soit plus intéressant que ces récits de Jorn Riel. En tous les cas certainement pas les livres de Nastassja Martin, que j’ai trouvés profondément ennuyeux, et dont je ne m’explique pas le succès, à part grâce au battage médiatique qui les accompagne, et qui nous rappelle que la culture et le monde du livre sont (parfois avant tout) des industries (souvent comme les autres). Jorn Riel est un anthropologue organique, qui ne semble pas avoir eu besoin de mettre en scène sa pratique pour nous amener à questionner la vie, nos cultures, et le sens que l’on donne aux choses.

Imaqa est un inuit, un chasseur solitaire. Il est déjà vieux. Sans âge. L’histoire débute par la rencontre du narrateur et d’Imaqa, alors que celui-ci revient de la chasse avec un phoque « qu’il a trouvé blessé, qui a rampé jusqu’à lui et qui lui a demandé de le tuer ». Le narrateur, étonné, lui demande comment il a pu lui parler et précise en apparté : « j’avais alors seulement passé deux ans au Groenland, et j’étais encore ignorant des nombreux sens que les Inuit avaient conservés, sens que nous autres avons perdus depuis longtemps ». Voilà comment Jorn Riel présente sans fioriture comment il considère la pensée Inuit : il la considère, le plus naturellement du monde, au sérieux. Il prend les inuits tout simplement au sérieux.

Je reproduis la suite de l’échange :
Imaqa me lança un regard perplexe. « Parler ? Qu’est-ce que tu veux dire ? C’est simplement parler comme on a appris à le faire. Peut-être comme tu peux dire les pensées d’un autre homme sur du papier ».
Il ne savait pas lire, et avait du mal à comprendre comment les autres en étaient capables.
« C’est autre chose, rétorquai-je, on lit des signes qu’on a appris.
– C’est exactement ce que je viens de dire, répondit-il en hochant la tête. Des signes qu’on a appris. Et comme ça, on peut parler aux animaux.
– Quels signe ? » voulus-je savoir.
Imaqa eut l’air déconcerté. « Mais… tu sais bien. Les signes du corps, des yeux, des oreilles. De la bouche, de la queue, le ton de la voix. Il s’agit simplement de parler, m’assura-t-il. Pas difficile.

Suite à cette rencontre, le narrateur ne recroisera Imaqa que longtemps après. Imaqa est alors un vieil homme. « Une hémorragie cérébrale l’avait rendu aveugle d’un œil et avait paralysé à moitié son bras gauche. Mais le vieux demeurait indomptable. Il se tenait au bord de la glace chaque matin, avant tout autre. Et même s’il revenait rarement avec du gros gibier, il continuait de chasser ».

Puis le narrateur raconte que son ami Ugge vint un jour lui annoncer la mort de Imaqa. Il fait alors le récit de ce qu’il imagine avoir été l’ultime chasse d’Imaqa. Son « petit chant dénué de sens » pour attirer les phoques en surface. C’est finalement un morse qui répond, que Imaqa va harponner d’un geste précis et décidé. Le combat qui s’entame avec lui n’est pas sans rappeler celui du « Vieil homme et la mer », Imaqa usant finalement de la force des chiens de traîneaux pour sortir la bête, morte, de l’eau. Il va dépecer l’animal à même la banquise, nourrir les chiens avec une partie de la viande, et rendre à la mer la tête du morse : « il la laissa couler, en entonnant son chant dénué de sens. Il savait que la créature se laisserait prendre car elle avait été traitée avec douceur et respect, et il savait qu’elle n’était pas fâchée ou indignée qu’il l’ait tuée. ».

A la fin, la narrateur raconte comment Ugge découvrit Imaqa :
Il trouva Imaqa sur le traîneau, toujours allongé, un petit sourire aux lèvres, et ses deux yeux ouverts. Le vieil homme était mort.
« Il souhaitait la mort, me dit Ugge.
– Mais de quoi est-il mort ? Demandai-je. Il est mort de froid ? »
Ugge secoua la tête.
« Quand un être humain désire renoncer à sa vie, parce qu’elle lui semble plus pesante que la mort, ou s’il souhaite mourir, repu de jours et dans un instant heureux, alors il est bon qu’il s’allonge et se laisse mourir.
– Ca ne peut pas être aussi simple que ça », répondis-je.
Ugge m’observa un long moment. Puis il hocha la tête, haussa les épaules et alla s’affairer ailleurs.

Ce n’est que de nombreuses années plus tard que je compris. C’était aussi simple que ça »

Le vieux bassari

Cette histoire, m’a été racontée par un anthropologue que j’étais venu écouter à une conférence sur un tout autre sujet que la mort : le concept de progrès. Je crois que cet anthropologue, en nous racontant cette histoire, voulait nous dire que ce que nous tenions pour acquis, à savoir un certain rapport à la mort, était une construction sociale et culturelle. Au même titre que le progrès.

Cet anthropologue était parti vivre chez un peuple d’Afrique occidentale, les Bassari, afin d’y étudier leurs mœurs. Un jour, un vieil homme du village tomba malade. Il n’était pas si vieux, ce n’était pas un vieillard ; c’était un adulte qui avait passé l’âge de la maturité. Il alla voir un médecin du voisinage, qui lui donna une ordonnance pour des médicaments. Mais l’homme n’avait pas suffisamment d’argent pour se les acheter. L’anthropologue eut vent de l’histoire dans le village, et il dit à l’homme qu’il pouvait lui acheter les médicaments, que pour lui leur prix ne représentait presque rien comme argent. Mais l’homme refusa. Sans que l’anthropologue puisse savoir si c’était parce qu’il aurait perdu sa dignité à accepter de l’argent de quelqu’un d’autre pour se soigner, ou parce qu’il ne voulait pas se soigner. Deux jours après l’homme était mort.

Et alors que le village trouvait tout cela parfaitement normal, habituel, naturel, l’anthropologue était très affecté de ce qui venait de se passer. De son point de vue, il aurait pu sauver un homme. Mais cela n’avait pas été possible, et il ne comprenait pas pourquoi. Pour apaiser son tourment, il alla discuter avec les habitants du village, et il finit par comprendre que pour l’homme, le fait de ne pas avoir d’argent pour acheter ses médicaments signifiait qu’il était temps pour lui de mourir. Tout simplement.

Conclusion

Ma conclusion sera brève car je voudrais qu’il n’y en eut pas besoin tellement ces histoires me semblent édifiantes. Et tout mot qui viendra s’ajouter ne fera qu’en brouiller la signification.

Le rapport à la mort, le sens qu’on lui donne, et donc incidemment le sens qu’on donne à au fait d’être vivant, tout ça ce sont des constructions sociales et culturelles. Ce que représente la mort, l’angoisse qu’elle inspire, le chagrin qu’elle fait naître, le dégoût qu’elle provoque,… Rien de tout cela n’est purement « naturel ». « Naturel » comme on l’entendrait de quelque chose qui serait inscrit au plus profond de nous et qui serait constitutif de notre humanité, de notre essence, de notre dignité humaine. Notre rapport spécifique à la mort n’est pas constitutif de notre dignité humaine.

Dans nos sociétés la mort est perçue comme une anomalie qu’il s’agit de repousser, dans le temps, et hors de nos champs de vision. La mort est à l’extérieur de nous. La grande faucheuse. Ce n’est pas la personne qui meurt, c’est la mort qui vient chercher un corps vivant. Cela nous semble une réalité aussi tangible que le fait qu’un cœur qui bat est synonyme de corps qui vit.

Chez les Bassiri, chez les Inuit, la personne meurt quand elle perçoit les signes qu’elle a fait son temps.
Et pourtant nous avons le même corps. Et nous avons la même dignité.

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