Entretien avec Malik Ghallab, chercheur émérite en intelligence artificielle. Nous avons parlé du rôle du chercheur dans la société, de la définition des priorités scientifiques de la recherche, et de la nécessité de projets intégratifs et pluridisciplinaires pour aborder toutes les facettes et applications d’un champs scientifique.

Malik est chercheur émérite au CNRS (c’est à dire qu’il perçoit sa pension de retraite mais qu’il bénéficie de cadre du travail du laboratoire) dans le Laboratoire d’Analyse et d’Architecture des Systèmes à Toulouse, dont il a été directeur de 2003 à 2006.

Il a travaillé toute sa vie en intelligence artificielle et robotique, sur les sujets de capacité d’inférence, de déduction et de prise de décision par une machine. Malik juge ses contributions comme étant de nature plutôt théoriques, il est notamment co-auteur d’un ouvrage de référence dans le domaine de la planification. Il a par ailleurs aussi traité de quelques applications industrielles (transport, ferroviaire, sidérurgie), dans lesquelles il a développé de très “jolies choses”. Il cite par exemple un projet dans le domaine de la sidérurgie pour Usinor, consistant à intégrer de l’intelligence artificielle dans un système de supervision de hauts-fourneaux, système qui fut commercialisé avec succès par l’industriel. Ou encore, une application dans la pétrochimie, pour une usine d’éthylène en Ecosse, où peu après la mise en oeuvre des algorithmes développés, l’usine avait battu un record de production.

C’est la rencontre avec un professeur lors de ses études qui a suscité l’intérêt de Malik pour l’intelligence artificielle, et c’est le hasard d’un projet étudiant auquel il participait qui lui a permis de démarrer un travail de recherche dans ce domaine. Au delà de cette opportunité fortuite, Malik était attiré par ce domaine, dans lequel “il y a des choses qui font rêver” et notamment il était fasciné par la possibilité de “mécaniser le raisonnement, en particulier le raisonnement logique”, considérant “qu’on ne comprend quelque chose qu’à partir du moment où on peut le reconstruire”.

Il considère qu’il y a eu depuis le début de sa carrière de grandes avancées dans le domaine de l’intelligence artificielle, qui ont bénéficié en particulier de l’augmentation de la puissance de calcul et de la quantité de données disponibles pour l’expérimentation. On peut avoir des machines capables d’induction et de déduction dans des domaines précis, mais sur la conscience par exemple, il juge qu’on sait encore peu de choses.

Au sujet de la dimension politique du travail, Malik présente deux postures extrêmes du chercheur, qu’il faut selon lui se garder d’adopter. D’un côté celle qui consiste à dire que le chercheur ne fait que produire des connaissances et qu’il appartient à la société de choisir ce qu’elle veut faire de ces résultats. La posture de “la tour d’ivoire”. A l’autre extrémité, l’idée que la science répond à toutes nos questions, y compris sociales et politiques, la posture du “scientisme”.

Malik insiste sur le fait que toute technologie issue d’un résultat de recherche peut être utilisée selon “un bon côté et un mauvais côté”, et par exemple “inventer le bateau c’est découvrir le naufrage”. “Quand on travaille sur un sujet, on ne regarde que le bon côté, les application utiles et socialement désirables, mais on ne regarde pas les mauvais côtés”. Il faudrait aussi travailler sur les risques potentiels de nos technologies et comment les éviter.

« Analyser le fait que ça peut être mal utilisé, cela nécessite une vision plus large, une collaboration avec d’autres disciplines au sein de projets intégratifs, pour évaluer et pallier un certain nombre de dangers liés à une technologie« . C’est une démarche qu’il n’a pas priviilégie pendant sa carrière mais dont il voit la nécessité aujourd’hui

Concernant la définition de la priorité des axes de recherche, Malik rappelle que l’automatisation, qui était un des premiers domaines d’application de ses recherches permettait d’améliorer les conditions de travail (industrie manufacturière, industrie minière), et que donc “les justifications de l’automatisation ne manquaient pas”. Cependant, dans le contexte du libéralisme actuel, l’automatisation dans tous les secteurs, y compris les services,  soulève selon lui “des problèmes de cohésion sociale alors qu’elle aurait le potentiel de nous libérer pour réaliser d’autres activités créatrices

Quand il était directeur du laboratoire LAAS à Toulouse, Malik tenait le discours : “le chercheur ne peut pas dire “je fais ce que je veux”, mais collectivement nous pouvons dire “nous faisons ce que nous voulons””, défendant ainsi la possibilité de définir en tant que communauté scientifique les priorités de la recherche. Aujourd’hui, Malik constate que “nous faisons très peu ce que nous voulons, nous faisons ce qui est défini dans les agendas politiques, qui peuvent pâtir de groupes de pression, et d’influences qui ne sont pas forcément dans l’intérêt de la société”.

En effet il faut aller chercher des financements sur projet, nationaux ou européens, pour mener une activité de recherche et pouvoir acheter du matériel et avoir des doctorants. “Les priorités sont définies par le politique, mais aussi les lobbys, et les rapports de force économiques”.

Là où il y a de l’argent, c’est là qu’on va former plus de gens et qu’on va faire avancer plus la recherche”. Ce qui est le cas actuellement dans son domaine, en intelligence artificielle.

Si Malik devait démarrer une carrière de recherche aujourd’hui, il s’orienterait plutôt vers des applications sur le vivant que sur la robotique. Cela lui semble un terrain fertile d’un point de vue scientifique, “le mariage de la modélisation numérique, de l’intelligence artificielle, avec le vivant”. Et les les applications “dans la santé et l’environnement, représentent un des grands défis de l’humanité”.

Notes

  • Entretien réalisé le 2 septembre 2019