Lewis Mumford,

« Le mythe de la machine »,

Technique et développement humain,

1966, 420 pages,

Nouvelle traduction de l’américain, parue aux éditions de l’Encyclopédie des Nuisances en 2019.

Temps de lecture : 13 minutes

Pourquoi lire ce livre ?

Mais pourquoi donc lire un ouvrage de 1966 qui traite du progrès scientifique et technique, alors que d’une part ces progrès n’ont eu de cesse de s’accélérer et de changer de forme depuis, et que d’autre part la pensée sur la technique a elle aussi évolué pour mieux rendre compte des progrès les plus récents (informatique et télécommunication) et des nouveaux enjeux de la technique (changement climatique, finitudes des ressources fossiles) ?

Avant de lire ce livre je n’avais pas la réponse à cette question. Je me suis lancé dans sa lecture en suivant la recommandation d’un ami dont les conseils m’avaient semblé jusqu’alors bien avisés. Je n’ai pas été déçu. 

Cette lecture a en effet profondément modifié ma perception de la technique. La narration que l’auteur fait de l’histoire de la technique, racontée dans son intrication au social et au politique, guidée par un questionnement anthropologique, bouscule bien des conceptions usuelles sur la technique, et permet de mieux percevoir que ces conceptions sont des construction culturelles, produits d’une histoire mouvementée et erratique.

J’insiste ici sur les mots “histoire”, “récit”, “narration”, car l’auteur ne se cache pas de proposer un récit sur la base de traces historiques. Sone récit ne se prétend pas l’exposé de vérités factuelles, et présente ainsi l’avantage de mettre dans des dispositions favorables un lecteur sensible aux opinions déguisées en vérités “scientifique” comme je peux l’être. Il utilise ainsi la déduction (extrapolant les rares traces pour tisser une narration qui les relie) et l’analogie (l’invention du passé par analogie avec des périodes plus récentes) pour imaginer ce qu’était la vie avant, non pas tellement dans les détails de son organisation pratique, mais plutôt dans ce qui guidait et donnait un sens à la vie. Ne nous méprenons, cette narration est basée sur un travail savant, la bibliographie proposée (et commentée, ce qui est rare et appréciable) est très riche. Mumford était sans conteste une personne d’une immense érudition.

Remarque : pour parler de l’humain, Mumford utilise le mot Homme.

Anthropologie

Son ouvrage commence par le commencement et pose (indirectement et de façon subtile) la question de “qu’est-ce que l’Homme ?”. Quelle est la nature humaine ? Peut-on distinguer des traits spécifiques de l’humain par rapport aux autres animaux qui expliqueraient ce qu’est devenu l’Homme et qui pourraient nous dire quelle direction il devrait prendre aujourd’hui pour se conformer à sa nature.

Mumford ne donne évidemment aucune réponse, voire nie la pertinence de cette notion de nature humaine, mais il relève néanmoins quelques caractéristiques ou invariants :

  • l’Homme est né de la diversité, en particulier de la diversité de l’environnement qui l’entourait. Cette diversité serait selon lui au cœur de son humanité, si on “dégrade la nature […] l’homme sera dénaturé, c’est à dire déshumanisé”.
  •  La pensée, l’imaginaire, l’irrationnel ont été plus important dans le développement de l’Homme que l’outil. Ce n’est pas le pouce-opposable qui a entraîné l’augmentation de la taille du cerveau (ni l’inverse).
  • Le rêve, l’irrationnel ont guidé les premiers pas de l’Homme, pour le meilleur et pour le pire
  • Il prend le contre-pied de la conception d’un l’homo-faber, qui est selon lui un mythe : “l’inhumation nous en dit plus long sur la nature de l’Homme que ne le ferait l’outil qui a creusé la tombe
  • C’est le symbolique qui a permis à l’Homme de sortir de l’animalité en lui permettant de canaliser sa pensée effervescente et débordante et d’apprivoiser cette irrationalité et son inconscient (il s’appuie sur Freud et Jung)

Mumford, comme tout bon “moderne”, prétend qu’il serait illusoire et vain de chercher une nature humaine, alors qu’il s’ingénie pourtant à le faire pourtant tout au long des pages de son ouvrage.

Le rituel

Il insiste ensuite sur le rituel, comme un des premiers éléments ayant participé ce que l’Homme émerge de l’animalité, avant le langage donc. Ainsi selon lui “l’instauration de rituels a précédé le sens des rituels”. Des rituels qu’on pouvait trouver dans la vie quotidienne, pour la fabrication des premiers outils, etc. Et cette belle formule “le sens du corps a précédé le sens de la parole”, qui rappelle le “nul ne sait ce que peut le corps” de Spinoza ou “la perspective est dans le corps” de Viveiros de Castro.

Son idée est que “grâce au rituel l’Homme préhistorique se confronte avec succès à sa propre étrangeté en s’identifiant à des phénomènes cosmiques au delà du monde animal, et il apaise ainsi l’angoisse provoquée par une puissance cérébrale inemployée”.

La base de la culture humaine est “l”ordre et le rituel”. Le sacré, qui naît du rituel, est sans rapport avec l’instinct de survie et de conservation.

L’Homme s’est fondé sur une culture dans laquelle “la tradition avait plus de prix que la nouveauté”.

Le langage

Et le rituel a permis ou renforcé l’apparition du langage, lieu de répétition. Pour insister sur la puissance du symbolique par rapport au matériel, il propose que “le langage, s’il s’était matérialisé, serait plus riche que les outils”.

Il cite Confucius (500 avant J.C.), selon lequel “l’ordre social est établi par des rituels et une clarification du langage”. Or au début le langage était métaphore et mythe, proche des rituels du sacré. 

Le langage est présenté comme une technique : il faut employer les bons mots dans le bon ordre pour faire sens. Et son effectivité est supérieur à l’outil : “en tant que moyen technique le langage a surpassé n’importe quel genre d’outil par sa structure et son action quotidienne”.  

Au fil des pages certaines idées, même si elles sont présentée de façon prudente, peuvent gêner aux entournures nos esprits contemporains. Notamment l’analogie faite entre certaines tribus actuelles et des modes de vies antiques qui sont teintées d’ethnocentrisme ou encore une vision des femmes qui ne craint pas le stéréotype. Certains passages sont empreints d’un romantisme à peine dissimulé, donnant lieu à une ode à une culture néolithique idéalisée, et qui serait selon lui plus conforme aux aptitudes naturelles de l’Homme que la culture moderne.  

Le passé est toujours expliqué par une certaine lecture du présent… On cherche dans le passé des explications à la valeur qu’on donne aux éléments du présent pour rationaliser un sentiment que nous avons. Mumford n’échappe pas tout à fait à cette tendance, mais contrairement à d’autres il ne sombre pas complètement dedans et il le fait avec une certaine lucidité. Il n’y a pas d’affirmation péremptoire, il ne procède pas à une démonstration implacable ; il donne à penser en exposant son point de vue renseigné.  

Le progrès technique

Mumford aborde ensuite la question du progrès technique : “l’histoire matérielle du progrès technique n’a pas de sens en soi. On doit chercher à comprendre les besoins, les désirs, les espoirs, …”. Une phrase qui devrait être rappelée avant tout débat sur la technique. Dans son projet de déconstruire le mythe de la machine et de la prépondérance de la technique dans le progrès, il rappelle que “l’accroissement des récoltes au néolithique n’a que peu à voir avec les outils matériels mais plutôt avec la fumure, l’irrigation et la sélection des céréales”. De même “la capture d’animaux sauvages pour domestication a d’abord eu un sens rituel”. La première domestication qui avait rétabli un équilibre entre les sexes laisse place à une agriculture prise en charge par les hommes. 

Et toujours de rappeler que l’art, le religieux, le spirituel étaient prédominants par rapport à l’utilitaire ; comme pour mieux battre en brèche cette idée que l’Homme n’aurait de tout temps fait qu’oeuvrer pour l’amélioration de son confort matériel. 

La création de la mégamachine

C’est avec le temps de la royauté qu’une des thèses fortes de Mumford peut se développer pleinement. L’apparition de la royauté (Sumer, Egypte, Babylone) coïncide avec un intérêt pour le céleste, ses forces et sa régularité. “Le pouvoir royal et l’ordre qui en découle deviennent universel”.

Un éclairage du présent par le passé : Une collusion de principe entre puissance militaire du roi et autorité surnaturelle des prêtres préfigure l’alliance entre les hauts fonctionnaires gouvernementaux d’aujourd’hui et les scientifiques et théoriciens des jeux mathématiques”. 

Il s’agit donc de l’apparition d’un pouvoir fort et centralisé, et de “la création de la soumission et de l’obéissance absolue. La transformation de l’humain en chose. Cette idée qu’on ait pu aussi rapidement basculer d’une organisation sociale tout à fait décentralisée à un pouvoir de nature et de puissance quasiment divine amène à réfléchir à la fois sur le cours imprévisible de l’histoire et sur la puissance des croyances, des mythes, du symbolique dans l’organisation de la vie sociale. Ces croyances sont ce qui fait tenir une société.

C’est ce que Mumford désigne par le terme de Mégamachine. La mégamachine est l’organisation du système social et politique. Elle inclut une machine militaire, une machine du travail. Et cette idée saisissante : “la mégamachine du pouvoir royal est une machine dont les éléments sont composés d’humains”. La première grande machine mécanique, celle ayant servi à construire les pyramides égyptiennes, est constituée de bois, de cordage, et… d’être humains.  La mégamachine incorpore le pouvoir politique et la force de coercition, car il s’agit de mettre en esclavage forcé des milliers d’Hommes. Pour que cela soit possible, il fallait donc d’une part cette figure royale érigé en divinité, mais aussi une société d’abondance. Et le choix a donc été d’utiliser une main d’œuvre excédentaire non pas pour développer une société égalitaire, mais pour mener ces projets pharaonique. Il faut lire ces pages pour s’imprégner en profondeur de cette vision qu’il propose.

Le travail

A partir de là, plus rien ne fut comme avant. En particulier concernant le travail. Les mots de Mumford sont violents, à l’image de ce que le travail a pu et peut représenter : 

  • L’autre nom de la division du travail lorsqu’elle conduit à confiner l’individu dans une tâche unique pendant toute sa vie c’est la mutilation”
  • A propos de la division du travail qui préfigure une division de la société en classes : “la richesse, le loisir, le confort, la santé appartiennent à une minorité dominante et la masse des Hommes est destinée à endurer le dur labeur et les privations d’une vie d’esclave”. Qui a pour corollaire que les classes laborieuses rêvent du mode de vie de la classe dominante.  

La mégamachine est “le fardeau suprême de la civilisation qui a réduit le travail quotidien en châtiment physiqueet supprimé les satisfactions psychiques qui récompensaient les chasseurs, fermiers, etc. Car le “bon”, le “désirable” a été déplacé vers les résultats de ces travaux pharaoniques. 

La guerre

A la même période que naît la mégamachine, est aussi inventée la guerre. Selon Mumford la guerre n’est pas liée à l’instinct d’agressivité animal de l’Homme. Il prend là le contre-pied d’une conception profondément ancrée dans nos sociétés, selon laquelle “l’homme est un loup pour l’homme” (Hobbes) ou que la pulsion d’agressivité est avec la pulsion sexuelle le principal moteur de l’Homme (Freud). Pour lui il n’y avait au néolithique pas de combats massifs entre villages, même si les rivalités se soldaient par des morts. Car sa définition de la guerre est différente. La guerre est une institution culturelle, justifiée par un irrationnel ; un irrationnel similaire à celui qu’on retrouve dans le rituel du sacrifice humain.

Le pacte originel entre le pouvoir sacré, le sacrifice humain et l’organisation militaire fut fondamental”. Et cette formule : “l’invention de la machine militaire a rendu la guerre nécessaire, comme l’invention de l’avion à réaction a rendu le tourisme de masse nécessaire et lucratif”.    

Et encore, “ni la science exacte ni l’ingénierie ne protègent de l’irrationalité de ceux qui dirigent le système”

La technique démocratique et la technique totalitaire

Mumford distingue deux types de technique, celle démocratique et celle totalitaire. Elles ne se distinguent pas l’une de l’autre par la nature même des objets techniques, mais par le rapport à la vie qu’induit leur utilisation.

Dans le cadre de la technique démocratique, la seule activité digne d’occuper toute une vie était de devenir pleinement Homme, de s’acquitter de son rôle biologique en contribuant à la vie sociale”. 

Au contraire la “culture de la machine , quant à elle, ne visait nullement à enrichir la vie, elle ne s’intéressait qu’au produit, au système de production et aux gains matériels”. La “malédiction du travail” est un effet de la mégamachine et de la « technique totalitaire« .

Il réfute l’idée courante selon laquelle l’absence d’innovation entre le 5ème siècle avant J.C. et le 15ème siècle s’expliquerait par l’esclavage, pointant l’erreur d’appréciation qui ne permet pas d’observer une technique autrement que si elle s’incarne dans des machines

L’axiologie

Par axiologie Mumford entend les religions de l’ascétisme qui viennent s’opposer à la mégamachine. C’est un moment fondamental dans son exposé, qui avait débuté par un ancrage dans la spiritualité comme composante essentiellement et fondamentalement humaine, et qui se termine par ce rappel que de nombreuses voix se sont élevés, appelant à “une révolte de l’esprit” (“Amos, Hésiode, Lao-Tseu”, “Socrate”, “Bouddha”, “Jésus”) afin de “railler le culte de la puissance”

Certains se retirent même de la mégamachine, à l’instar des moines Bénédictins, qui mettent en œuvre une vie centrée sur un travail régulier hors de la mégamachine. Contrairement à Max Weber, ce n’est pas chez les calvinistes qu’il repère la naissance du capitalisme, mais plus avant dans cette vie monastique, qui reposait sur “le calcul de la quantité et du temps”, auquel il ne fallait plus ajouter que “l’appât du gain”. 

Et il conclut “que la doctrine monastique de l’abnégation et de renoncement ait engendré son anti-thèse capitaliste, à savoir la cupidité et l’âpreté du gain, n’a peut-être pas surpris Karl Marx mais cela n’en demeure pas moins l’un des tours les plus ironiques de l’histoire”.

Et il ajoute, légèrement excessif, que “l’échelle capitaliste des valeurs transforme en authentique vertus sociales cinq des sept péchés capitaux du christianisme : orgueil, envie, gourmandise, avarice, luxure”.

Ma conclusion

Ce livre est important car en plaçant la spiritualité et l’imaginaire au cœur de l’histoire du développement humain, il donne à voir comment les croyances, les imaginaires et la métaphysique en somme ont été des moteurs de l’histoire et comment ils ont évolué au fil du temps. Il vient en quelque sorte assouplir une certaine pensée matérialiste purement mécaniste, selon laquelle se sont les conditions matérielles d’existence qui expliquent les idées et la vision du monde. A la lecture de Mumford on se dit qu’il est possible de réaliser une transformation sociale par la métaphysique, ou tout au moins, qu’une transformation sociale doit s’accompagner d’une évolution des imaginaires. 

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