Si la critique sociale a réellement à cœur la question de l’efficacité politique, elle doit plonger dans la mare de la collapsologie et l’aider à s’élever.
Pas comme elle fait actuellement, en restant planquée en snipper, qui du haut de l’immeuble dézingue le premier collapso tentant une sortie.

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La question de l’efficacité de l’action politique est au cœur des préoccupations de la critique sociale. Que faire ? Quelle est la meilleure façon d’agir pour enclencher une transformation sociale ? Comment rassembler en vue d’établir un rapport de force favorable aux changements désirés ? Doit-on viser une révolution ou seulement des réformes ? Si l’on vise une révolution, participer au jeu politique institutionnel n’est-il pas contre-productif ? Jusqu’à quel point compromettre ses idéaux pour qu’ils parlent au plus grand nombre ?
Et aussi bien entendu, comment concilier son engagement personnel en faveur d’une transformation du monde avec le désir de mener une vie équilibrée et heureuse ?

Autant de questions qui n’ont pas de réponses uniques, et qui n’en finissent pas d’être remises sur la table à chaque action politique ou chaque nouveau mouvement social.

Et alors que la critique sociale était toute occupée à se demander comment s’opposer au démantèlement des services publics, comment lutter efficacement contre la progression de l’extrême droite, comment réduire l’exploitation et la dégradation des conditions de vie (liée aussi à la dégradation de l’environnement) d’une majorité au profit d’une minorité toujours plus indécemment riche… voilà qu’arrive la collapsologie, dotée d’un pouvoir quasi-magique, celui d’éveiller les consciences.
Le leitmotiv du militantisme a toujours été : « il faut conscientiser les gens » ! Les conscientiser à quoi ? Ce n’était pas clair.
Avec la collapsologie cela devient limpide, il s’agit de prendre conscience que les choses se dirigent vraiment dans une mauvaise direction, plus mauvaise et de façon plus rapide que ce qu’on peut penser quand on est pris par son quotidien métro-boulot-loisirs-dodo. Prendre conscience que ce système qui à la fois garantit et impose ce métro-boulot-loisirs-dodo pourrait s’effondrer, pour laisser la place à quelque chose de pas forcément tout rose (ou tout vert), et en tout cas pas sans une phase d’adaptation un peu désagréable pour pas mal de gens..


Cet horizon négatif qu’envisage la collapsologie est à l’opposé de l’horizon positif qui verrait enfin s’établir une société utopique, qui anime une grande partie de la critique sociale, celle de tendance révolutionnaire.
Le renversement que réalise la collapsologie sur le terrain de l’engagement politique est donc double : sa puissance de prise de conscience est inégalée, son horizon négatif et indésirable est inédit.

Ce double renversement rebat complètement les cartes de ce que pourrait être l’engagement politique. Et la critique sociale ne reconnaît plus ses petits, qu’elle pense à raison n’avoir pas enfantés elle-même.
Un tel ancien ingénieur de l’aéronautique voudrait devenir maraîcher et le revendique comme une action politique. La critique sociale lui répond qu’il n’a pas la culture politique pour que son acte soit effectivement politique. Son changement de vie n’est qu’une réponse individuelle à un mal-être individuel et ne contribue en rien à résoudre les inégalités sociales.

Telle autre, tout en continuant son travail dans une biocoop du centre d’une grande métropole se lève à 4h du matin pour occuper des tarmacs d’aéroports, espérant ouvrir les yeux à quelques personnes sur le fait que le transport aérien participe d’un système qui dérègle le climat au profit d’une minorité d’usagers. La critique sociale loue son effort, mais lui fait remarquer qu’il n’y a pas grand monde pour défendre les travailleurs et travailleuses exploités de la grande distribution ou de l’industrie


Pendant ce temps la collapsologie progresse, protéiforme, aux contours insaisissables, brassant large, avançant sans direction définie…

Rien de tel pour mettre la critique sociale en panique ! Qui sont ces bobos ou descendants de bobos, qui n’ont aucune conscience des rapports de force dans la société, et qui sont du côté des dominants sans le savoir ? S’ils ne possèdent pas un minimum de conscience de classe comment pourraient-ils aider à réduire les inégalités ?

Pendant ce temps les prises de conscience autour de la possibilité d’un effondrement prolifèrent (sans discuter de leur probabilité, que pour ma part je juge extrêmement faibles, imaginant plutôt une sécession toujours plus marquée d’une partie de la population). Les reconversions suite à ces prises de conscience se multiplient. Les jeunes diplômées sont toujours plus nombreuses à faire part de leur refus de parvenir, de leur refus de participer à un système productif et économique qui détruit la planète


La critique sociale s’est faite ubériser par la collapsologie. Les cartes de l’action politique ont été rebattues, et la critique sociale ne sait plus si elle a sa place à la table de jeu. Elle n’a pas les bonnes cartes et les règles ont changé.

Ce que la critique sociale reproche à la collapsologie ce n’est pas de faire fausse route. Car rien n’est vraiment écrit encore de l’itinéraire emprunté par la collapsologie. Que deviennent les individus suite à leur prise de conscience de l’ampleur de la catastrophe écologique et des possibilités d’effondrement ? Virent-ils à droite toute pour des réformes économiques libérales ? Deviennent-ils plus intolérants aux personnes de cultures  et d’origines différentes ? Ce spectre de l’écofascisme, s’il n’est effectivement pas un homme de paille, voit-il ses rangs grossir des lecteurs ou lectrices de la littérature de la collapsologie (qui se revendique pourtant de gauche) ?
Il y a suffisamment de contre exemples pour démontrer que ce tableau, s’il n’est pas intégralement faux, est radicalement plus nuancé, et que sa teinte principale est opposée à celle que voudrait y percevoir la critique sociale.

Ce que la critique sociale reproche à la collapsologie c’est d’avoir accru la complexité de la question de l’efficacité politique. Et d’avoir ainsi contribué à une forme de perte d’identité de la critique sociale, qui a dès lors pris conscience subitement de sa politique de posture, et de son manque constant d’activité critique réflexive. 
Face à cette identité perdue, la critique sociale cherche à en retrouver une en faisant de la collapsologie le bouc émissaire de la complexité et des errements de la transformation sociale, comme si cette complexité et ces errements étaient une nouveauté. Pour une part de la critique sociale qui s’étaient muée en idéologie simpliste pour laquelle la route était droite, c’est effectivement une nouveauté.

La critique sociale espère se souder autour de ce meurtre collectif de la collapsologie, un acte susceptible d’apaiser les tensions entre les différents courants de la critique sociale.

Se donner un nom, se conceptualiser, a été le plus grand tort de la collapsologie, même si cela permettait évidemment de cristalliser des pensées autour desquelles unir des individus de milieux différents. Mais c’était aussi s’exposer à la possibilité de devenir un bouc émissaire. Et la critique sociale ne s’en prive pas, essentialisant la collapsologie, piochant quelques idées de ce courant de pensée si disparate, afin de se créer un ennemi à sa mesure.

Je pense que la critique sociale a tout à y perdre. En provoquant ce duel, elle risque de se blesser car elle est moins forte que la collapsologie. Ensuite parce qu’elle va faire un mal inutile à la collapsologie, elle ne va pas l’aider à grandir. Elle va au contraire la dégrader, et ne va subsister qu’un étalage de pensées sans cohérence. La collapsologie sait qu’on ne gagne rien à s’engager dans une bataille qu’on ne désire pas, mais se retrouve malgré elle sommée de participer à ce duel.

Si la critique sociale a réellement à cœur la question de l’efficacité politique, elle doit plonger dans la mare de la collapsologie et l’aider à s’élever. Pas comme elle fait actuellement, en restant planquée en snipper, qui du haut de l’immeuble dézingue le premier collapso tentant une sortie.

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23 commentaires

  1. Il faut comprendre que la collapsologie annonce une « Révolution industrielle à l’envers » ; et donc une « Révolution agraire ». Nous allons vivre le 19eme siècle à l’envers ; nous allons quitter les villes pour regagner les campagnes.
    Sans ressources (énergie, matières) pour faire fonctionner les machines et le numérique : plus de société industrielle. Plus de production mécanisée. Et donc retour à la case « pré-petrole » c’est à dire dans une société majoritarement agricole. (Une société agraire)
    La gauche défend le travailleur pour qu’il ne se fasse pas exploiter dans un contexte où les machines, le numérique et la surpuissance du capitalisme « broient les faibles ».
    Mais sans pétrole plus de machine, plus de numérique. (Ou beaucoup moins) Donc moins de salariat, du moins de salariat de masse comme on l’entend aujourd’hui. Les combats de 1850 deviennent définitivement obsolètes.
    La gauche est donc désemparée, ce qui se comprend.

    Par ailleurs : le message et le messager sont confondus. « Tu annonces la fin de l’industrie de masse, du numérique, tu es donc contre eux et contre les travailleurs qui en tirent substance ». Mais non ! Je n’ai pas envie que ça arrive ! Je veux que l’amélioration des niveaux de vie continue, de manière équilibrée… Mais que voulez vous ce n’est pas de ma faute si les stocks de ressources tirent à leur fin ! ! !

    La gauche (et le monde politique dans son ensemble) doit donc urgemment préparer la « Révolution agraire qui s’annonce », conséquence de ce que mettent en avant les collapso’…

    1. « le message et le messager sont confondus » : en l’occurrence ce que j’ai dans le collimateur ce sont plutôt des discours qui seraient globalement favorables à un phénomène d’exode urbain, mais qui sont parfois gênés par l’origine sociale de ceux qui y participent, ou gênés par le fait que leurs discours ne mettent pas au premier plan une critique sociale radicale et inconditionnelle

  2. Non je ne pense pas que la critique de la collapsologie soit destinée à être inutile au contraire… Elle dit surtout à mon sens que c’est un concept flou au final, car personne ne peut prédire l’avenir (et ça n’est pas « scientifique » d’essayer de le faire) : est-ce qu’il faut parler d’un grand effondrement ou de plein d’effondrements en cascade (comme on le vit déjà depuis des années en fait)? À quelle échelle de temps ? On ne sait pas… du coup le reproche qui est fait c’est que ça embrouille l’écologie, plus que ça ne la complexifie, et que ça dépolitise ce qui est évidemment politique. En gros, la collapsologie donne l’impression de constater que notre mode de vie va détruire la planète tout en craignant que ce mode de vie « s’effondre » …. Alors même que cet effondrement est on ne peut plus souhaitable pour préserver la vie sur Terre….. C’est le principal reproche à mon sens. Par contre, là où je vous rejoins entièrement, c’est que ça permet de conscientiser la catastrophe en cours et là, bravo car il fallait ça pour réaliser que nous n’allons pas dans la bonne direction !
    Plutôt que d’instiller la peur (comme les médias dominants) il est plus que temps d’instiller la révolte, afin d’obtenir une transformation radicale, car cela semble évident, vu le diagnostic, que de simples réformes du système ne seront jamais à la hauteur des enjeux écologiques (et je suis consternée que vous vous posiez encore la question, on ne doit pas avoir le même diagnostic). Plus on attendra pour changer radicalement notre société, plus notre fenêtre d’action se rétrécira à cause d’une répression qui sera facilitée par les technologies toujours plus poussées aux mains de ceux qui les contrôlent …. Les effondrements à venir, on en devine facilement les contours, ils ont même déjà eu lieu en fait, la situation est déjà dramatique pour des millions de personnes sur Terre. Et je sens que le vent souffle peu à peu en ce sens: Collapsologues, militants politiques de gauche, de droite, anarchistes, citoyens apolitiques, REVOLTONS-NOUS ! Contre les États serviteurs d’une oligarchie capitaliste mortifère qui nous oppresse et contre notre exploitation toujours plus poussée dans cette mega-machine. Reprenons d’abord nos libertés, ensuite on réfléchira au « monde d’après »,
    sans planète viable pas d’utopie possible…

  3. La lutte des classes me semble en effet absente (ou discrète) des discours collapso. L’utopie inscrit une forme de régulation de toutes les conflictualites dans la vie communautaire, au service d’un bien commun d’autant plus évident qu’il est contraint par la nouvelle donne qu’est la pénurie.

  4. Pour : « Prendre conscience que ce système qui à la fois garantit et impose que ce métro-boulot-loisirs-dodo pourrait s’effondrer, pour laisser la place à quelque chose de pas forcément tout rose (ou tout vert), et en tout cas pas sans une phase d’adaptation un peu désagréable pour pas mal de gens… » il faut se former sur l’éventualité d’un effondrement de notre modèle de développement. Pour cela, je conseille la vidéo d’Arthur Keller qui se sert de courbes exponentielles pour démontrer le risque d’effondrement de nos sociétés. => https://www.youtube.com/watch?v=kLzNPEjHHb8

  5. De tous les collapsos que je fréquente (et dont je suis) je ne connais que des gens politisés. Radicalement de gauche et prenants part aux luttes sociales. Je ne me retrouve (ni ne retrouve aucune de mes connaissances) dans le portrait décrit.
    Me concernant, je suis donc dans un état de schizophrénie de lutte : Je m’attends à voir le monde revenir à l’ére pré-industrielle, mais je lutte pour les retraites :/
    Curieux, car ces 2 luttes ignorent l’existence de l’autre.

    Mais j’y vois une complémentarité :
    Lorsque nous devrons revenir aux campagnes, mieux vaudra avoir un état humaniste que libéral :
    Revenir à une vie simple et proche de la terre ? OUI.
    Revenir à Germinal et au travail à la tâche ? NON.
    C’est là que je vois le sens réel de mes luttes : si différentes et pourtant si liées dans l’avenir qui se prépare.

    1. Revenir à Germinal, non, c’est sur.
      C’est le recours à une énergie exubérante et bon marché qui nous a permis de sortir de Germinal et de rajouter « loisir » (souvent confondu avec consommation) au métro boulot dodo de nos parents.
      Or c’est bien le dilemme de la fin de cette abondance (fin des fossiles) cumulé aux dégâts collatéraux qu’elle provoque (dérèglement climatique) que nous sommes confrontés.
      Alors luttes sociales, oui bien sûr vu que le capitalisme est grandement responsable, mais même si nous n’avons eu que les miettes, elles étaient bien beurrées…
      Alors on coupe la branche sous laquelle nous sommes assis ?
      Port du casque recommandé…

    2. Il existe une frange de la critique sociale, qui sans nier la catastrophe écologique, ne s’informe pas sérieusement dessus, jugeant que celles qui le font sont des personnes coupées des réalités sociales.

    3. Mais oui ! On peut retourner à un état « technologique » pré-industriel (dans la mesure où nous aurons toujours accès à une quantité FARAMINEUSE de déchets devenus des ressources) et avoir, dans le même temps, une organisation sociale et une organisation du travail poussées. Si on retourne à une ère pré-industrielle mais cette fois-ci sans la domination de l’église catholique, y’a moyen qu’on s’en sorte pas si mal. cf : https://www.goodreads.com/book/show/1107750.The_Invention_of_Capitalism

      1. Je n’ai pas lu, mais l’approche que donne à voir la présentation du livre ne m’est pas inconnue (accumulation primitive forcée, enclosures, destruction de l’agriculture vivrière, …), et semble particulièrement pertinente. C’est essentiel de rappeler la non-naturalité du capitalisme !

  6. Bon résumé de la situation et commentaires constructifs et respectueux. Ça fait du bien.

    L’un d’entre vous a-t-il déjà eu écho du Great Reset du FMI ?
    Il semblerait que nos maîtres aient déjà des plans absolument anti-démocratiques pour avancer leurs pions mondialistes…

  7. « Ce qui se conçoit bien s’exprime aisément » ! Pourquoi de tels pavés indigestes pour des pensées si simples et vivables chaque jour ?

    1. Cet article est en fait une réaction à la conférence de Renaud Garcia, dont je trouvais l’argumentation fragile…

        1. Toute opinion révolutionnaire tire une partie de sa force de la secrète conviction que rien ne saurait être changé

  8. Bonjour,
    La critique sociale, c’est du vent, et les collapsos aussi. Qu’est-ce-qu’un twittos ou un blogueur sinon un privilégié qui hurle son impuissance sur un ordinateur ? Chacun hurle ses craintes et chacun ennuie tous les autres avec ses pleurnicheries.
    Techniquement, que la moitié de notre société pleurniche quotidiennement n’a que peu d’impact sinon sur le moral. D’autant qu’on est divisés; les anars ont préféré tirer dans le dos des Gilets Jaunes plutôt que de les orienter, par exemple. Du coup ils vont s’éteindre car ils n’avaient plus que ça pour eux, l’art de la manif. Pour la majorité ils ne sont « anars » que de mode, incapables d’expliquer leur dogme sans s’enfumer tout seuls dans un discours qui rappelle ceux des prédicateurs et affichant, paradoxalement, une rare intolérance.

    Notre capitalisme modéré est encore ce qu’on a connu de mieux, socialement. Alors j’insiste sur le mot « modéré » et, effectivement la critique sociale veut plus de régulation. Mais pas plus ! On veut une régulation écologique, une régulation sociale… Il suffirait de lois.
    Mais on ne vote pas. C’est dire si on s’en fiche total, en fait. On hurle quand il faut aller au turbin, quand on n’a plus de turbin, quand il pleut… On refile tous nos maux au chef de l’état comme s’il était notre papa, puis on chante tout l’été.

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