Lors d’une conférence intitulée « les moteurs du développement technologique » que je donnais il y a quelques semaines, j’ai cru bon d’introduire mon propos par une petite histoire qui met en scène quelques enjeux contemporains de l’innovation technologique. Voici le récit…

Temps de lecture : 8 min


L’histoire se déroule dans un avion, dans lequel sont assises plusieurs passagères : la philosophie, l’histoire, l’économie, la science physique, l’ingénierie, la géophysique, la géologie… C’est l’avion de l’innovation technologique, les passagères sont les sciences occidentales et l’humanité est dans la soute.
Les passagères sont cramponnées à leur siège, car l’avion de l’innovation technologique fend le ciel à toute vitesse.

L’Economie s’adresse à l’Histoire :
– Quel engin ! On va a une vitesse hein !? Ca vous en bouche un coin pas vrai ? On dirait même que ça s’accélère non ?
– Ah ça oui ! répond l’Histoire.
L’histoire est contente que l’économie lui pose une question. Habituellement personne ne s’intéresse à ce que dit l’histoire. Toute les décisions sont prises sans la consulter.

– La « Grande Accélération », reprend l’Histoire Ça à démarré doucement au 19ème siècle avec la révolution industrielle, et depuis l’après-guerre ça part en exponentielle !

Consommation d’énergie primaire dans le monde

« Mais ce n’est pas que l’énergie. Tout s’accélère », dit l’Histoire.

L’Histoire ajoute :
– On parle aussi d’accélération sociale, d’accélération du rythme de vie. Nous avons une accélération du rythme du développement technologique, qui lui-même implémente des techniques qui accélèrent l’existence (immédiateté de la communication, accélération du transport). C’est une accélération sociale totale.

Mécanique de l’accélération sociale

Enfin l’Histoire s’interroge :
– Dites, moi qui m’intéresse aux temps long…je me demande, vous croyez que ça pouvoir durer encore longtemps comme ça ? Quelle va être trajectoire énergétique future de l’humanité vous pensez

Quelle trajectoire future de la consommation d’énergie primaire ?

L’Economie lui répond
– Pour l’énergie je ne sais pas. Mais concernant les émissions de gaz à effet de serre la Politique a pris des engagements à la COP21 à Paris en 2015 et la feuille de route qu’elle m’a donné c’est ça.

Trajectoires d’émission de CO2 pour rester sous la barre des 2°C de réchauffement

La science Politique, qui est assise au rang devant se retourne et d’un air entendu leur glisse : « programme ambitieux n’est-ce pas ? »

Un temps se passe. A nouveau l’économie s’adresse à l’histoire. Il faut savoir que l’économie est obèse, qu’elle est vite en sueur. Ça fait plusieurs années qu’elle a mauvaise mine, elle ne se sent pas très bien. Elle ne retrouve plus son visage de croissance qu’elle avait à une certaine période.
– Il fait chaud là non vous trouvez pas ?
– L’Histoire consulte ses registres et lui répond. Ah oui, il fait environ en moyenne 1,15°C de plus qu’au début de l’ère industrielle. Et j’en discutais avec la géophysique, ce n’est pas parti pour s’arranger. Ça va être dur pour ceux dans la soute là ! Montée du niveau de la mer, zone inhabitable du fait de la chaleur et de la sécheresse, donc déplacements massifs de la population, famines, épidémies, guerres… Moi j’ai connu ça, je ne m’inquiète pas tant que ça. Mais il y en a là dans la soute, ils se sentent bien protégés, je me fais du souci pour eux car le réveil risque d’être un peu douloureux… J’ai remarqué qu’on avait toujours du mal à se projeter dans le futur, dans le temps long.

Part anthropogénique du réchauffement climatique

La Géophysique assise sur le rang d’à-côté entend qu’on parle de ses sujets favoris. Elle intervient :
– C’est l’Anthropocène qu’on appelle ça ! L’activité humaine est devenue le principal facteur d’évolution de la croûte terrestre. Il y a le réchauffement climatique bien entendu, vous avez chaud, mais ce n’est pas tout ! Vous croyez quoi, qu’on se fabrique des avions aussi puissants sans amocher la planète ? On vient de faire les calculs, et l’activité humaine déplace 24 fois plus de matière que l’érosion naturelle (rivière, pluie, etc.). Et puis avec la « transition énergétique » qui commence pour se défaire des énergies fossiles, ils extraient des minerais de partout.
Déforestation, extinction d’espèces, acidification des océans : les limites de ce que peut fournir et absorber la planète sont franchies ! En gros là à l’allure à laquelle vole actuellement notre avion, l’empreinte écologique de l’humanité est de 1,7 planète. Il faudrait presque deux planètes pour subvenir aux besoins de l’humanité de façon durable. Bon pas tous hein, vous avez vu dans la soute, il y en a des plus égaux que d’autres, ils ne consomment pas tous de la même façon ! 

L’Economie fait semblant de ne pas entendre.
Un temps se passe, puis on sent comme un trou d’air qui secoue tout le monde et une annonce au micro :

Toutes se regardent… c’est curieux, il y a longtemps qu’on n’avait pas vu ça.

La science Physique dit :
– C’est étrange parce que je ressens l’accélération, et en même temps, j’ai l’impression qu’on est en train de descendre à grande vitesse.

La Géophysique dit :
– moi je crois qu’en fait l’accélération qu’on ressent c’est la chute de notre avion ! Notre avion est en train de tomber, on est en train de s’écraser sans vraiment s’en rendre compte !

Toutes les passagères se regardent, interloquées.

Même l’Ingénierie, qui était occupée à développer un système pour augmenter encore un peu la vitesse de vol (tout en consommant légèrement moins de carburant) s’arrête pour réfléchir.

La Philosophie ricane : « Ah, ah, on s’interroge, on s’interroge je vois ! C’est bien ça de se poser des questions ! C’est le début de la sagesse. »

Alors l’Economie, très inquiète, se lève et vocifère :
– Qu’est-ce que c’est que cette histoire de s’écraser. Il n’en est pas question, on  n’est pas assurés pour ce genre d’événement. Donc vous allez me dire combien ça coûte, on va acheter du carburant, améliorer le fuselage, changer la technologie de propulsion, faire l’avion électrique, mais que personne ne me parle plus de s’écraser ! Faut qu’on accélère pour reprendre de l’altitude. Quoi qu’il en coûte. J’attends, quelles sont vos propositions ?

La science Physique propose une expérience gigantesque, de la vraie Big Science, des instruments de mesure hypersophistiqués pour déterminer avec une résolution de deux décimales la vitesse de chute de l’aéronef.
L’Ingénierie elle se sent pousser des ailes depuis les annonces de l’Economie : « mais oui, donnez moi un cahier des charges, donnez moi des spécifications, et j’en fais ce que vous voulez moi de votre avion, je le transforme en fusée électrique, je nous emmène sur Mars si vous voulez !

La Géologie se lève et riposte :
– Attendez un peu l’ingénierie, voilà des années que vous extrayez des ressources naturelles du sol avec votre copine l’Industrie, il va peut-être falloir régler les comptes un jour non ? Vous croyez quoi ? Que les ressources naturelles sont infinies ? Ça ne vous a pas suffi la leçon du pétrole ? Qu’est-ce que vous n’avez pas compris dans l’expression “ressource non renouvelable” ?

Un monde fini : on ne pourra pas extraire plus de cuivre (ou autre) du sol qu’il n’en contient.

Sachez que comme le pétrole, tout le reste est aussi en quantité finie. Et vos scénarios de transition énergétique, passer au tout électrique, etc. même avec des améliorations d’efficacité, pour rester sous les 2°C d’augmentation ça va pas être si simple (criticité du Cuivre, du Cobalt) et il serait peut-être temps de songer à une décroissance énergétique et d’organiser les transformations sociales en conséquence.

La Sociologie, prise d’une envie pressante, se lève brusquement de son siège et pour aller s’enfermer dans les toilettes.

La Philosophie, toujours un peu hautaine dans cette histoire, s’exclame : « Quelle cacophonie mes amis ! On se demande s’il y a un pilote dans l’avion ici ! »

Toutes se regardent à nouveau…
– Mais c’est vrai ça dit l’Economie, allons voir le capitaine de bord ! Déjà demandons lui de mettre la clim, ça ira mieux. Et puis de tirer sur le manche pour reprendre de l’altitude. Et il vous dira quoi faire à vous l’Ingénierie, et vous aussi la science Physique, vous vous rendrez utile au moins. C’est lui qui pilote l’innovation technologique après tout !

Elles décident d’ouvrir la porte du cockpit et de s’entretenir avec le capitaine de bord. L’Ingénierie essaie de crocheter la porte, mais l’Economie dit « qu’on a pas le temps, et qu’au point où on est, vu les dégâts déjà causés, on n’est pas à une porte de plus ou de moins » : elle défonce la porte d’un coup d’épaule vigoureux.

Et là, surprise, dans le cockpit, il n’y a personne.

C’est alors que l’ingénierie pointe du doigt un des écrans sur le tableau de bord : un message clignote en rouge. Il y a marqué « pilote automatique enclenché ». En dessous, une petite phrase sarcastique : “vous pouvez bien philosopher tant que vous voudrez, de toute façon, vous n’arriverez pas à reprendre le contrôle, ah, ah, ah…”.
La Philosophie qui a tout entendu rejoint les autres dans le cockpit, et prend connaissance du message qui apparaît sur l’écran. Elle semble très ennuyée….
– Je ne pensais pas que la situation était si critique en effet. J’ai toujours imginer que l’aliénation sociale pouvait jouer des tours à l’humanité, mais de là à penser qu’un pilote automatique gouverne l’innovation technologique et que la société aurait perdu totalement le contrôle de son avenir technologique…

Après un long moment de réflexion, le regard de la Philosophie a changé. L’esprit sarcastique semble l’avoir abandonné et elle paraît plus sage. Elle s’exclame :
– Cela ne peut être tout à fait vrai, la situation n’est peut-être pas aussi tragique qu’il y paraît, j’en suis certaine. Il faudrait pouvoir démêler l’enchevêtrement de facteurs qui pilotent l’innovation technologique. D’ailleurs, où est la sociologie, il y a longtemps qu’on ne l’a pas vue !


Vous souhaitez connaître la suite ? Tirer avec moi les fils de l’enchevêtrement de facteurs qui constituent les moteurs de l’innovation technologique ?
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