Episode 1

Le bar d’Après

Temps de lecture : 10 min.

J’ai le cerveau fumé. J’étais confiné dans la cuisine-bureau depuis ce matin 6h. Des feuilles éparpillées sur la table, la tête dans l’ordinateur. Dehors il fait grand beau, je devrais sortir. Tiens, je vais aller boire une bière à l’Astronef, ça me fera du bien, me dis-je en me dégageant de mon siège.

Dans la rue je croise les voisins qui rentrent des courses, on se salue. Me revoilà enfin dans le monde humain. Je marche au milieu de la chaussée, déserte. Ça m’amuse d’essayer de rester sur le marquage blanc du milieu ; et quand il est discontinu, je fais un petit saut. Au coin de la rue ça piaille, ils sont par centaines à nicher dans les bambous de ce petit jardin. Il y avait déjà beaucoup d’oiseaux ici avant, mais depuis on se croirait dans une véritable réserve ornithologique.

Une voiture arrive derrière moi, j’entends son moteur, elle est encore loin. C’est rare une voiture. Une autre voiture arrive dans le sens opposé. Deux voitures dans la même rue au même instant, c’est très rare. Celle qui arrive en face de moi est une voiture de la Facilitation Étatique. Pas de chance pour l’autre… Je m’arrête pour regarder la scène, j’ai gardé mes réflexes de guetter les violences policières, même si ça n’a plus vraiment de sens maintenant. Ah, je connais la conductrice de la voiture qui arrivait par derrière, elle travaillait au SPAR avant. Je ne savais pas qu’elle habitait dans le quartier. Son regard affolé me laisse penser qu’elle n’a pas son attestation. La voiture des facilitateurs s’arrête. Un homme et une femme en sortent. C’est la règle un homme et une femme. Ils s’approchent du véhicule de l’ancienne caissière en arborant un large sourire sincère. Ça à l’air d’être des pros.

  • Bonjour Madame, avez-vous votre attestation s’il vous plaît ?
  • Ah, non, désolé, je n’ai pas eu le temps de la faire… et… internet ne fonctionnait pas chez moi je n’ai pas pu…
  • Pas de problème Madame, nous allons la faire ensemble maintenant si vous le voulez bien.
  • C’est que je suis pressée vous comprenez, je dois aller chercher ma fille qui est chez sa grand-mère…
  • D’accord Madame. Alors, expliquez-moi ce qui justifie que vous preniez votre véhicule pour ce déplacement ? Vous connaissez la règle n’est-ce pas ? L’usage des véhicules à moteurs est interdit sauf dans les cas dérogatoires stipulés dans l’article 3 du décret…

Je m’éloigne rapidement, car je devine la suite. Ils sont bons, affûtés, elle ne va pas s’en tirer. Elle va payer l’amende de 100€ pour usage d’un véhicule à moteur sans justification. Après tout, si elle était pressée elle n’avait qu’à partir plus tôt de chez elle. A moins que, si elle a une bonne raison, ils lui proposeront de laisser son véhicule là et ils la conduiront eux-même. Ça arrive aussi.

Moi j’arrive à l’Astronef, la terrasse est bondée, ça me fait du bien de voir ces visages, d’entendre ces rires. J’étais resté confiné trop longtemps ce matin. A l’intérieur, dans la pénombre, j’aperçois Greg juché sur un tabouret devant le comptoir désert, en tête à tête avec son téléphone. Greg fuit la lumière. Moi j’adore la lumière, mais j’adore aussi Greg et j’ai besoin de parler, alors je m’installe sur le tabouret à côté de lui.

  • Salut Greg ça va ?
  • Ah, salut Olive, me répond-il sans quitter l’écran des yeux
  • Tu fais quoi ?
  • J’essaie de hacker mon téléphone pour contourner l’obligation de déconnexion vois-tu… Et ces conneries de block-chain qui servaient à rien et faisaient le buzz, et bien là elles ont l’air de bien fonctionner, je n’y arrive pas.
  • Ah ouai, parce que tu exploses ton quota de 5h quotidien et tu es donc déconnecté automatiquement le dimanche ? je demande, faussement surpris
  • Ben oui ! Moi je peux pas vivre sans internet. C’était vrai avant, c’est vrai après. Si ça existait pas ça irait, mais comme ça existe… Voilà tu comprends !?

Répondre que je comprenais aurait été mentir. Greg est plutôt calé en informatique. Mais là je pense que c’est peine perdue, il n’y arrivera pas. Et je pense qu’il le pense aussi. Mais c’est Greg.

  • Greg, pose ton portable.
  • Attends…

Micka est derrière le comptoir, c’est lui qui fait le service aujourd’hui. Micka travaillait déjà là avant. De nos jours, voir quelqu’un qui n’a pas changé d’activité par rapport à avant c’est presque aussi rare que de croiser une voiture dans la rue. Micka, malgré sa tignasse emmêlée et ses cernes imprimés comme un tatouage, qui font qu’on a toujours l’impression qu’il sort d’une nuit blanche, est quelqu’un d’assez rigide. Il aime les règles, il aime que ça soit carré. Il tolère le bordel mais il faut que ça se fasse dans les règles.

  • Salut Olive, ça va ?
  • Ouai ça va, j’avais besoin de me déconfiner un peu.
  • Qu’est-ce que je te sers ?
  • T’as quoi comme pression ?
  • Et bien la Conventionnelle et l’Expérimentale.

La conventionnelle je la connaissais, c’était la bière bio qui existait déjà avant. Maintenant que tout était bio on avait appelé le bio “le conventionnel”, c’était plus logique.

  • Et c’est quoi l’Expérimentale ?
  • Elle est pas mal, tu devrais goûter. C’est une SCOP qui réunit des anciens de Boiron et de Kronenbourg qui produit ça. Elle est bio bien sûr mais le truc spécial c’est qu’il ont ajouté du cyanure à dose homéopathique. C’est bien trouvé non ?
  • Pas mal ! Ça me plaît bien. Mets moi ça s’il te plaît.

Pendant qu’il fait couler l’Expérimentale en prenant soin d’incliner le verre, Micka m’interroge :

  • Alors, tu bosses toujours sur ton système de vélo… comment t’appelles ça déjà ?
  • Le cyclo-électro-générateur. Non ça j’ai mis de côté, on a presque fini. Je suis reparti sur…
  • Non !? T’es reparti sur l’avion ?
  • Ouai… J’ai eu accès à tous le plans du Concorde, qu’on a numérisés, et je pense que ça pourrait le faire.
  • Mais t’es vraiment trop…
  • Con, oui je sais.
  • Mais Olive, t’étais le premier à dire que l’avion fallait arrêter, et maintenant que c’est arrêté, tu veux en fabriquer un. T’as un putain d’esprit de contradiction qui te perdra mec !

Je lui réponds en le gratifiant de mon sourire le plus méprisant. Et puis on éclate de rire. J’ajoute :

  • Techniquement c’est faisable, je le sens et toute l’équipe du lab le sent aussi. Un avion supersonique avec un bilan carbone négatif c’est faisable. Mais le problème c’est la commission d’éthique. Le vertige des grandes vitesses, l’annihilation des distances, la compression du temps, tout ça c’est clairement pas conforme à la charte éthique du développement technologique. Mais bon, je ne demande pas à ce qu’on le produise et qu’on transporte des gens avec, juste pouvoir en faire un proto et savoir que c’est faisable ce serait déjà chouette. Mais je ne sais pas si on aura les subventions. Si on veut respecter la charte on va se retrouver avec un planeur à décollage vertical sans charge utile, taillé pour les missions d’urgence. Techniquement c’est moins stimulant, mais on le fera quand même, parce que faut bien manger. C’est pas avec l’allocation universelle qu’on peut se payer des bières Expérimentales !
  • Allez, bon courage mec, je vais servir les autres copains.
  • Ok merci, tiens je te mets l’argent là, dis-je en posant deux écus sur le comptoir.

Greg est toujours sur son téléphone. J’avale quelques gorgées pour lui laisser le temps de finir. Il ne finit pas. Il a une grosse capacité de concentration Greg, il est capable de parfaitement ignorer tout ce qui se passe autour de lui, et pendant longtemps.

  • Greg, pose ton portable.
  • Attends…
  • Greg, pose ton portable.
  • Ok ! De toute façon ça marche pas !

Il range son téléphone, saisit son verre de bière posé sur le comptoir, le finit d’une seule traite et me regarde enfin.

  • Comment ça va Olive ?
  • C’est ok. Et toi ? Tu bosses sur quoi toi actuellement ?
  • Rhooo, tu veux que je te raconte ?

Je n’en suis pas tout à fait sûr. Disons que ça pourrait être long et nous conduire dans des méandres sans fin. Le boulot de Greg c’est de faire de l’optimisation. C’est vraiment un as dans ce domaine. Dans le monde d’avant il était invité aux plus grandes conférences internationales, il publiait à fond. Mais dès qu’il ne s’agit plus de boulot, Greg est la non-optimalité incarnée. La façon qu’il a de s’attarder sur des détails insignifiants quand il raconte les histoires a le don de me rendre dingue. Cependant, si on a le temps, ce qui est mon cas aujourd’hui, au bout du compte on en a généralement pour son argent.

  • Bien sûr, raconte moi.
  • Tu sais la ferme du Midi, il y a un projet pilote de “ferme gaïenne”. Et on m’a proposé de faire partie du comité de recherche-action. C’est un truc incroyable. Déjà pour aller là-bas…

Il commence une digression, c’est la première, je ne vais pas l’interrompre, alors je finis ma bière et j’attrape Micka lors de son passage pour lui en commander une autre. Elle est effectivement pas mal cette bière au cyanure (ah les cons quand même, fallait oser !).

  • Et donc dans le comité on est vingt-quatre. Ça paraît beaucoup mais en fait ça se passe bien, on a deux facilitateurs, un homme et une femme. Jeunes mais très pro. Et dans les vingt-quatre, on vient tous d’horizons différents. Il y a deux philosophes, deux sociologues, deux anthropologues, deux agronomes, deux ergonomes, deux acteurs, deux écrivains, deux psychanalystes, deux neuroscientifiques, il y a moi et ma collègue informaticienne, et puis… bon je me rappelle pas tout le monde. Mais je sais qu’il n’y a pas d’économiste, ah, ah ! Parce qu’on nous a bien dit au début que… 

Ça digresse à nouveau et ça tombe bien parce que j’ai décidément très soif. J’en reprends encore une et je tente une intervention :

  • Et toi tu fais quoi là-dedans ?
  • Ah oui, justement. Ben c’est assez incroyable, on est censé optimiser le truc. Les philosophes là ils nous balancent des concepts, à un moment d’ailleurs ça a été chaud avec une anthropologue, j’ai pas bien compris mais apparemment le philosophe avait dit un truc à propos du rapport avec les non-humains qui selon lui ne devrait pas être un critère si important, et l’anthropologue a répondu qu’elle était vegan déjà dans le monde d’avant, que les non-humains elle s’y connaissait. Bref, les facilitateurs ont eu un peu de peine à ce que la membrane ne se perce pas.
  • Et donc toi tu fais quoi concrètement ? demande-je pour essayer d’avancer un peu
  • Ben je te dis, j’optimise. Mais sur des bases qui mêlent le quantitatif et le qualitatif. Pour l’instant on n’a pas les méthodes pour traiter ça. Tu te rends compte ? Avant pour Airbus on avait fait un beau projet d’optimisation de la chaîne d’assemblage, c’était hyper complexe, génial, il y a avait plein de paramètres. Mais on savait faire. On savait pondérer de l’argent et du temps ou des choses comme ça, même dans des fonctions non-linéaires. Mais là pour la ferme gaïenne on est dans une autre dimension de complexité ! C’est pas uniquement le nombre de paramètres qui fait ça, c’est que ça ne se mesure pas ! Tu optimises un truc que tu ne mesures pas. On doit tenir compte du rendement agricole, de la métaphysique gaïenne, de l’état émotionnel et mental des paysans, tout ça avec des boucles de rétroaction dans tous les sens. Tu peux pas juste pondérer tout ça simplement. Je vais te dire, j’ai réalisé que ce que je faisais avant pour Airbus, à côté de ça, c’était un truc de gamin. C’était un peu comme faire des châteaux de sable par rapport à construire la cathédrale de Notre-Dame tu vois ?

Greg m’a déjà raconté ce projet chez Airbus avant. Il avait les yeux qui brillaient quand il en parlait. Il disait que c’était d’une complexité inégalée jusqu’à présent, et que sans les méthodes d’optimisation qu’il avait développées et qui n’avaient jamais trouvé d’application, il n’aurait pas pu résoudre le problème. Donc si ça c’était des châteaux de sable, je ne voyais pas bien ce que pouvait être Notre-Dame.

  • Et ça va marcher ?
  • Oui tranquille. Attends je te raconte après, je dois aller pisser. Je vais humidifier les toilettes sèches !

Ça fait tout juste deux mois que la loi est entrée en vigueur : tous les lieux recevant du public doivent être équipés exclusivement de toilettes sèches. La récolte se fait avec des vélos-cargo, moi je les appelle les vélo-crado, mais en réalité leur système est super bien fait, ils posent une caisse de récupération vide et chargent celle qui est pleine, sans qu’il n’y ait de transvasement. C’est un groupe d’anciens d’un chantier naval en Bretagne qui a mis ça au point, et ils ont distribué les plans à tous les ateliers mécaniques municipaux du pays. Ca a été très rapide d’en produire dans tout le pays.

Bon j’ai encore fini ma bière. Je vais en reprendre une en attendant que Greg revienne.

  • Hé, Micka, tu m’en remets une s’il te plaît.
  • Ah, ah, tu l’aimes bien cette Expérimentale à ce que je vois ! Tu sens le cyanure ?

On se marre. Il est rigide mais il est sympa quand même Micka. Il finit de remplir mon verre et me le tend

  • Tiens, ça fait seize écus s’il te plaît.
  • Quoi ? Déjà ? 
  • Ben, c’est ta quatrième mec, et deux à la puissance quatre ça fait seize.
  • Putain d’exponentielles, j’arrive pas à m’y faire !
  • Alors Olive si tu veux un truc pour les exponentielles, j’ai écouté un podcast de radio rebelle-79, une sorte de méditation qui te fait ressentir l’exponentielle dans ton corps. Ils expliquent que en pratiquant régulièrement tu ne penses plus linéaire, tu penses en exponentielles.
  • C’est bon ça va aller je te remercie.

Je fouille dans ma poche pour trouver ma monnaie. 

  • Ah désolé j’ai que 12 écus. Je peux te donner le reste en euro ?
  • Ah non mec, tu le sais, on ne prends pas les euros, et je ne vais pas te faire du change au marché noir, moi je respecte les règles. Si tu veux payer ta bière en euros, tu vas au bar étatique, je crois que le prix aujourd’hui c’est 20 euros, de la première bière à la dernière que tu bois. C’est le coût qu’ils ont calculé en internalisant toutes les externalités de la production et de la distribution réalisée par des salariés.  

Rien ne m’agace plus que quelqu’un qui se sent obligé de m’expliquer quelque chose que je sais déjà parfaitement.

  • Ecoute Micka, on se connaît, il me manque 4 écus, la semaine prochaine c’est moi qui tient le bar ici, je serai payé en écu, donc je pourrai payer. Mais là, donne moi cette bière que tu viens de servir s’il te plaît.
  • Non Olive, tu connais la règle.

Je sens que je suis tranquillement mais sûrement en train de sortir de mes gonds. Je n’aurais pas dû rester confiné si longtemps à planifier un avion que je ne pourrai pas produire, ça m’a rendu irritable.

  • Mais tu me fais chier avec ta bureaucratie à la con là. Tu peux pas faire simple non ?
  • Calme toi Olive. Tu préfères qu’on revienne à la bureaucratie du monde d’avant, ou même à la période où les bars étaient fermés ?

Là il va trop loin.

  • Ecoute Micka, ne me cherche pas, tu sais très bien que j’ai fait partie des premiers à avoir dénoncé le système d’avant et à avoir résisté ! Alors ne me dit pas ça !
  • Bof. Tu as fait quoi concrètement ? Résister sans créer ça me semble vain.

Je hurle :

  • Mais t’as rien compris ! Résister c’est créer ! 

Voilà Greg qui revient, visiblement satisfait de sa visite aux toilettes sèches.

  • Houla les gars, qu’est-ce qui se passe ? On refait le monde ? Mais lequel, le monde d’avant ou le monde après ? Ah, ah, ah !

Greg se marre, mais Micka et moi sommes sous tension. C’est tout récent l’arrêt de l’acceptation de l’euro dans les commerces non étatiques. Depuis cette date, le montant de l’allocation universelle en euros ne peut servir au final que pour les produits de première nécessité. Pour le reste, faut gagner des écus ! Mon cyclo-électro-générateur m’en rapportera un paquet, mais tant que j’ai de quoi tenir, je préfère bosser sur le Concorde à énergie positive.

Micka reprend :

  • Greg s’il te plaît, explique a ton copain Olive qu’on ne peut pas payer en euros ici.
  • Ah, t’as un problème d’écus Olive ? Attends, je te l’offre ta bière. Depuis que j’ai mis la piscine de la maison en accès libre pour les gamins du quartier je reçois cinquante écus par mois de la commune. Sympa non ? Bon ils me mettent l’eau dégueulasse, et j’ai dû bidouiller le programme du robot de piscine pour que son fonctionnement soit plus…

Micka et moi lui répondons ensemble : 

  • OPTIMAL !

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6 commentaires

  1. Je me suis bien marrée et l’article me chatouille pas mal ! Super bien écrit Olivier, bravo et vivement la suite !

    1. Merci Mylène 🙂
      Ça roule, je vais faire une suite, il y a de la matière normalement !

  2. Jolie prospective de quartier, on s’y croirait !
    J’aime bcp l’idée de la piscine ouverte et des toilettes sèches distribuées par les ateliers municipaux

  3. Excellent ! Je me suis reconnue…
    On a fait aussi une petite série d’articles dans le même style à Toulouse en transition. Jetez un œil sur le site !

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